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Pianiste passionné par les raretés, Olivier Triendl s'est vu remettre cette année un prix ICMA pour la qualité de plusieurs enregistrements et notamment du Concerto pour piano d'Antal Doráti. Présent pour recevoir le prix 2025 à Düsseldorf, il a pu s'entretenir avec nous afin d'exprimer ce qui le fascine dans les œuvres peu interprétées, et évoquer ses pans de répertoire favoris.
ResMusica : Olivier Triendl, vous avez enregistré plus d'une centaine d'albums et fait redécouvrir de nombreuses raretés, mais avant de parler ce cela, pouvez-vous revenir sur votre parcours et vos premières approches des classiques, interprétés souvent dans vos premières années ?
Olivier Triendl : J'aime beaucoup toutes sortes de répertoires, en commençant à Bach pour finir avec les contemporains, en passant par Chostakovitch et Bartók. Mais si je devais préciser quelles étaient mes préférences avant de me passionner totalement pour les partie éclectiques et inconnues du répertoire classique, je dirais que j'étais déjà très ouvert, sans pouvoir vraiment choisir un pays ou une période en particulier. En revanche, cela fait longtemps que j'ai arrêté de me produire seul en récital, car j'ai toujours préféré jouer des concertos ou de la musique de chambre plutôt que des pièces solistes. En tant qu'auditeur, j'adore écouter du piano seul, mais en tant qu'artiste, j'aime communiquer avec les autres musiciens sur scène.
RM : Votre ouverture d'esprit vous a amené à la carrière que l'on connaît aujourd'hui, avec un nombre impressionnant de partitions inconnues présentées en concert ou enregistrées au disque, notamment pour les labels CPO ou Hänssler. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette approche ?
OT : Je crois que j'admire les gens qui composent et tentent des choses. J'écoute énormément de musique et mon intérêt se porte sur tous les pans du répertoire, avec souvent de nombreuses versions pour comparer les façons de présenter une œuvre. Cela revient pour moi à lire un même roman en plusieurs langues : j'adorerais pouvoir faire ça !
Mais je crois qu'aujourd'hui, même si je comprends qu'un jeune artiste doive d'abord se focaliser sur le grand répertoire pour y intégrer sa propre vision, beaucoup n'arrivent plus vraiment à apporter un regard neuf ou intéressant sur ces grandes œuvres. Et à l'inverse, je trouve passionnant d'apporter un nouveau regard en montrant ce qui était composé autour de ces œuvres. Si vous lisez une biographie de Brahms, cela peut vous donner des angles pour approcher sa musique ou certaines partitions en particulier. Mais vous découvrez aussi de nombreux noms autour, dont beaucoup de compositeurs, amis et conseillers de Brahms, qui l'ont forcément influencé. Très vite, j'ai donc commencé à m'intéresser à ces artistes rares et dans ces mêmes années 90 sont apparus des labels comme Bis ou CPO, qui avaient également dans l'idée de faire découvrir un répertoire plus large. De là sont nées nos collaborations et mon appétit pour me focaliser sur ce type de partitions.
RM : On voit en effet dans votre discographie que vous passez dans les années 1990 de Rachmaninov et Beethoven à des artistes bien moins connus, avec notamment Harald Genzmer, dont vous avez enregistré de nombreuses œuvres ?
OT : Harald Genzmer habitait comme moi à Munich quand je l'ai rencontré. C'est devenu un ami et il m'a composé des pièces ; j'ai enregistré toute sa musique de chambre et tous ses concertos. Faire connaître ses pièces était important pour moi, car c'était un élève d'Hindemith et il avait eu de grandes connections avec cette période dorée de la musique allemande. Nous avons d'ailleurs rencontré grâce à lui Antal Doráti, dont j'ai enregistré récemment le Concerto pour piano n°1 et qui n'est plus connu que comme chef d'orchestre, alors qu'il était aussi un compositeur prolixe. Cet artiste connaissait ou avait connu tous les émigrés hongrois aux Etats-Unis, Fritz Reiner, George Szell, Leó Weiner ; Béla Bartók et Zoltán Kodály avaient été ses professeurs. Je me suis donc passionné pour tout ce qui existait à cette période, et de là est venu mon ouverture vers un répertoire moins célèbre que celui joué par tous.
RM : Maintenant que vous vous êtes spécialisé dans ce type de répertoire, comment choisissez-vous les pièces à redécouvrir, nombreuses et forcément pas toutes de la même qualité ?
OT : Cela dépend, car pour ce genre de projets, il faut de nombreux artisans, et je ne peux pas décider seul de faire redécouvrir l'intégrale de l'œuvre de Jan van Gilse par exemple. Cela dépend aussi du compositeur ou de la période, mais il faut convaincre un label, ou si c'est lui qui vient vers moi comme le fait parfois CPO, il faut convaincre les autres participants, notamment un orchestre et un chef dans le cas d'un concerto. Très souvent, maintenant que le CD n'est plus un moyen de rentabiliser un enregistrement, nous avons aussi besoin de supports financiers ou de sponsors.
Je découvre et fais encore beaucoup de recherches pour trouver toujours plus de partitions inconnues, mais ensuite cela nécessite de nombreux échanges avant que le projet devienne réalité. Heureusement, je suis maintenant bien identifié et ai donc de véritables connections tout aussi intéressées par le répertoire rare, donc je peux plus facilement suivre mon instinct selon les particularités des œuvres à interpréter. Si j'ai un projet sur de la musique roumaine, je vais aller plus facilement vers des formations ou artistes de ce pays pour jouer l'œuvre, car les musiciens auront plus de chance d'avoir une approche plus traditionnelle, en rapport avec ce que le compositeur recherchait dans le son à son époque.
RM : Nous pouvons ressentir votre grande curiosité pour de nombreux pans de répertoire, et vous disiez ne pas avoir de préférences sur les périodes et régions des grands compositeurs que vous écoutez. En avez-vous sur le répertoire que vous voulez faire découvrir ?
OT : Oui, pour ce type de répertoire à enregistrer, j'avoue avoir des préférences pour la fin de la période romantique et le XXe siècle. Je cherche moins autour des classiques, même si j'aime beaucoup Haydn et ai pu enregistrer des œuvres de Böhme ou Spohr. Pour proposer un CD, je préfère des œuvres du siècle dernier, et si j'écoute aussi des compositeurs contemporains et notamment atonaux, en tant que musiciens, je reste concentré sur des artistes post-romantiques ou tonaux. J'aime écouter Saariaho ou Boulez, de même que j'adore écouter Bach, mais dans tous ces exemples, je ne pense pas avoir la bonne approche pour les interpréter correctement. J'ai exactement le même problème avec le jazz : j'aime en écouter et adorerais en jouer, mais je suis sûr que je ne serais pas un grand jazzman !
Dernièrement, je m'intéresse beaucoup aux compositeurs tchèques, Vítězslav Novák ou Josef Suk par exemple, heureusement un peu interprétés et enregistrés par les grands chefs tchèques du siècle précédent, mais que j'ai pour projet de remettre également en avant prochainement, car on ne les entend presque plus au concert ces dernières années. À l'inverse, les musiciens finnois ont encore cette démarche, même actuellement, de promouvoir la musique de leur région, même si c'est souvent par de courtes pièces en ouverture de concert. J'aimerais aborder plus ces répertoires, mais la vie n'est pas assez longue pour pouvoir tout faire !
RM : Vous avez évoqué tous les noms qui évoluaient autour de Brahms. Quand Mahler a composé sa Symphonie n°2, cela a été un choc pour certains, dont van Gilse, que vous avez justement enregistré plusieurs fois pour CPO. Etant donné que l'œuvre la plus impactante restera la symphonie de Mahler, pourquoi, selon vous, est-ce intéressant de remettre en lumière les partitions influencées par cette nouvelle vision ?
OT : Parce que je ressens le besoin de montrer tout ce qui existait autour de ceux que l'on considère comme des génies. Mon métier est interprète et musicien, je peux donc consacrer la majeure partie de mon temps à cela. Vous ne pouvez pas attendre la même implication de la plupart des auditeurs, qui n'ont pas le même temps à consacrer à la musique, car ils ont d'autres métiers, des emplois du temps chargés, etc. Alors je pense qu'il est très important que je puisse faire profiter ceux-ci de mes recherches, pour déblayer certaines voies ou montrer certains chemins de traverse à des gens qui s'y intéressent, mais ne peuvent passer leur temps dans les conservatoires. Bien sûr, cela demande aussi de faire le tri, car il y a beaucoup d'œuvres très faibles ; il faut à la fois chercher à redécouvrir des pièces oubliées voire inconnues, mais sans non plus jouer tout et n'importe quoi.
Par exemple, je vais bientôt enregistrer le Concerto pour piano de Johanna Senfter, dont j'ai gravé il y a quelques années toute la musique pour alto et piano. C'était l'une des étudiantes favorites de Max Reger, mais le principal problème est que très peu de ses partitions ont été publiées. Aujourd'hui, il faut donc retrouver les manuscrits, notamment à Cologne, les recopier, etc. En faisant cela, j'estime faire un vrai travail de déchiffreur qui permettra à beaucoup d'amateurs de musique de découvrir cette compositrice, dont ils n'auraient sinon sans doute jamais entendu la moindre note.
Enfin, je voudrais ajouter que j'ai beaucoup de respect pour les interprètes célèbres qui ne se contentent pas de programmer le grand répertoire, mais vont aussi rechercher des raretés et font des commandes. Gidon Kremer, sans doute le prix le plus important délivré aux ICMA 2025 (ndlr : Prix pour l'ensemble de sa carrière), a toujours joué Bach ou Tchaïkovski, mais il a aussi énormément commandé, et des compositeurs comme Schnittke ou Goubaïdulina (qui vient malheureusement de nous quitter), lui doivent une grande partie de leur renommée. Il est très important pour moi d'être quelqu'un qui participe – à un niveau que je sais plus modeste – réellement à l'histoire musicale, à la fois par la redécouverte, et aussi par la création contemporaine grâce à de nouvelles commandes.