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Liège. Opéra Royal.17-IV-2025. Jules Massenet ( 1842-1912) : Werther, drame lyrique en quatre actes, sur un livret d’Edouard Blau, de Paul Milliet et Georges Hartmann, d’après le roman « Les souffrances du jeune Werther » de Johann Wolfgang von Goethe. Mise en scène : Fabrice Murgia. Décors : Rudy Sabounghi. Costumes : Marie- Hélène Balau. Lumières : Emily Brassier. Video : Giacinto Caponio. Avec : Arturo Chacón-Cruz,: Werther; Clementine Margaine : Charlotte; Elena Galitskaya : Sophie; Ivan Thirion : Albert; Ugo Rabec : le bailli; Pierre Derhet : Schmidt; Samuel Namotte : Johann; Jonathan York : Brûhlmann; Lucie Edel : Kätchen. Solistes et maîtrise de l’opéra préparés par Véronique Tollet. Orchstre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Giampaolo Bisanti, direction générale.
Voilà plus d'un quart de siècle que le Werther de Jules Massenet n'avait plus eu les honneurs de la scène mosane. En ce printemps, l'Opéra de Liège répare en beauté ce relatif oubli.
Si Fabrice Murgia est plutôt (re)connu comme un homme de théâtre ou de cinéma, il s'est plus d'une fois illustré dans le domaine de l'opéra depuis quelques années, avec un formidable Palazzo Incantato de Luigi Rossi à Dijon (2020), et déjà pour la scène liégeoise un hilarant et décalé Turco in Italia rossinien (2022). Il replace, avec une vision sensible et une conduite d'acteurs aussi économe que précise, classique sans être prévisible (le fatal et pathétique duo d'amour final !), Werther dans le contexte sociétal et romantique de l'époque de Massenet (évoqué sans ambiguïté par les élégants costumes de Marie-Hélène Balau) bien plus que dans les affres Sturm und Drang du siècle de Goethe.
Pour Murgia, Werther, personnage à fleur de peau et à la passion démesurée, devient élément perturbateur et presque dangereux au sein d'une société aux rouages huilés, ancrée dans la morne blafardise d'un quotidien provincial stéréotypé. Son éloignement puis son suicide ne peuvent être qu'inéluctables. Charlotte tentera d'exister ainsi entre son devoir d'épouse et la ravageuse passion de son prétendant éconduit, là où Sophie apporte un regard plus extérieur au drame et où Albert demeure au-delà de son apparente stabilité maritale, symptôme et porteur d'une violence passive d'un cadre normatif jamais remis en question.
Divers éléments des décors volontairement minimalistes de Rudy Sabunghi nous rappellent, non sans une redondance voulue, l'ennui latent en cette morne bourgade : dès le lever de rideau, en plein juillet, les arbres de la place publique apparaîtront déjà bien fatigués et élagués ; plus loin le clair de lune nimbant le dialogue entre Werther et Charlotte se voudra triste et privé de magie. Une fois acté le mariage d'Albert et de Charlotte, les lampions de la fête seront vite définitivement éteints. Au troisième acte, l'appartement de Charlotte juste évoqué obliquement jusque là deviendra élément central, sous les chauds éclairages d'Emily Brassier, théâtre de toutes les ambiguïtés d'un amour inavoué à l'épreuve des vaines promesses familiales et des conventions sociales. Enfin, au dernier tableau, pour ponctuer le suicide du héros, la neige en deuil tombera à gros flocons sur un plateau quasi désertique, juste flanqué des deux tilleuls nus évoqués par le livret, stigmates d'un ultime voyage d'hiver sans espoir de retour : seuls depuis les balcons, du bord de scène, d'innocents enfants aux habits immaculés, sous leur déguisements fantasques, oseront chanter vainement la naissance du Sauveur… alors qu'en fond de scène, par un subtil jeu d'ombres chinoises, nous devinons qu'Albert le glacial et protocolaire époux, découvre la correspondance clandestine entre les presque amants.
Il convient de saluer le parcimonieux mais interpellant travail en direct du vidéaste Giacinto Caponio, cadrant au plus fort de leurs velléités expressives les principaux protagonistes. Un premier acte sur base de beaux camaïeux de bleus ou de gris, le fréquent retour en gros plan du visage de Sophie, tel un gimmick visuel, semble nous indiquer une « autre histoire » d'amour pourtant possible, là où après l'entracte les contours délibérément plus flous des projections matérialisent le trouble grandissant de Charlotte par la liquéfaction de ses traits.
La distribution vocale s'avère homogène et convaincante. Arturo Chacón-Cruz s'était illustré à Liège la saison dernière tant en sémillant Hoffmann qu'en Don José nuancé. Il incarne ce soir un Werther d'une fiévreuse intensité vocale et d'une totale et impressionnante implication athlétique. Le ténor s'avère d'une sanguine virilité dès son « O nature pleine de grâce » ou d'une pugnace et presque rageuse affirmation dans le célébrissime « Pourquoi me réveiller » du troisième acte – qui lui vaut une salve d'applaudissements nourris. Par sa vocalité solaire, par son lirico spinto, parfois à la limite du vérisme dans certaines attaques, il se situe à l'exact opposé de la conception plus fine et ciselée d'un Benjamin Bernheim. Mais le ténor mexicain, à la prononciation française tout juste marquée d'un léger accent, peut se montrer aussi très nuancé tout au fil de la scène au clair de lune, et par une science retrouvée des demi-teintes devient réellement poignant d'humanité lors du long duo d'adieu presque final.
Face à lui, Charlotte est incarné par la mezzo-soprano française Clémentine Margaine, pour sa première apparition sur la scène mosane… quatorze ans après son sixième prix au Concours Musical Reine Elisabeth de Chant. Son sens de la projection, sa parfaite diction et l'impressionnante amplitude dynamique font d'elle une Charlotte de haut rang, dans une conception très physique du rôle : une incarnation plus proche d'une femme balzacienne que d'une jeune épouse goethéenne : jadis une Frederica von Stade, aujourd'hui une Marina Viotti, voire une Sophie Koch ou une Marie-Nicole Lemieux ont fait montre d'autres options musicales, plus ductiles et variées, dans ce rôle difficile, défendu ce soir avec un panache énivrant mais un rien monolithique.
La soprano Elena Galistskaya – lauréate elle aussi du CMIREB 2011 !- en Sophie, fait montre dans ce rôle des mêmes qualités que nous lui avions trouvées il y a quelques semaines en Jemmy dans Guillaume Tell ; d'une lustrale fraîcheur, d'une élégance parfaite par sa vocalité, d'une homogénéité timbrique remarquable, elle apporte une touche de légèreté aussi ingénue que bienvenue, et un regard un rien distancié sur le drame en train de se jouer.
Le personnage d'Albert d'Ivan Thirion se veut délibérément obligé et froid avec le jeu scénique à l'avenant. Si le timbre est intéressant, et si le jeu et la voix sont en adéquation avec le conception de Fabrice Murgia, avouons qu'il n'est pas toujours audible face au tutti d'orchestre les plus déchaînés.
Ugo Rabec, figurait en Melchtal dans la récente production de Guillaume Tell. S'il manque un peu de puissance et de rondeur dans le grave de la tessiture, il semble, au gré de sa brève apparition en père bailli, presque s'amuser – et nous avec lui – de son rôle de répétiteur improvisé du chœur d'enfants. Mais dans ce registre délibérément bouffe, apportant une touche de jovialité au cœur de ce sombre drame, les amis bons vivants Johan et Schmidt sont irrésistiblement incarnés par deux excellents artistes belges, aux timbres idéalement complémentaires, le ténor Pierre Derhet, d'une agilité trépidante dans ses aigus, et le baryton Samuel Namotte, d'une verve et d'une santé vocales assez fringantes. Mentionnons aussi les très brèves interventions soignées, en Bruhlmann et Kâtchen, de deux solistes du Chœur de l'Opéra – non sollicité ce soir – Jonathan Vork et Lucie Edel, qui s'acquittent un rien timidement de leur tâche.
Il convient de saluer le remarquable travail de Véronique Tollet pour la préparation de la maîtrise des (très) jeunes chanteurs – et en particulier des six solistes présents au lever de rideau. Certes, l'intonation est par moment un rien erratique, mais l'essentiel demeure : la candeur d'expression et la suavité virginale du timbre.
Giampaolo Bisanti dirige wagneramente une partition qui lui tient à cœur, avec une évident sens de la construction dramatique, notamment par la mise en valeur des nombreuses et habiles réminiscences thématiques innervant l'ouvrage. Mais parfois sa direction vitaminée se manifeste de manière un peu trop bruyante, au détriment d'un équilibre sonore idéal entre fosse et plateau. L'orchestre apparait ci et là assez brut et minéral dans l'alliage des timbres : des cordes aigues un soupçon acides, des cuivres graves parfois tonitruants, une percussion parfois lourde et envahissante (du moins telle que nous avons pu la percevoir au parterre) sont heureusement rattrapés par une excellente petite harmonie, aussi piquante que colorée.
Au total une production attachante qui vaut pour la vision épurée mais sincère de Fabrice Murgia et pour un couple Charlotte-Werther d'une santé vocale à toute épreuve à défaut parfois des plus subtiles nuances.
Crédits photographiques : © J. Berger / ORW-Liège
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Liège. Opéra Royal.17-IV-2025. Jules Massenet ( 1842-1912) : Werther, drame lyrique en quatre actes, sur un livret d’Edouard Blau, de Paul Milliet et Georges Hartmann, d’après le roman « Les souffrances du jeune Werther » de Johann Wolfgang von Goethe. Mise en scène : Fabrice Murgia. Décors : Rudy Sabounghi. Costumes : Marie- Hélène Balau. Lumières : Emily Brassier. Video : Giacinto Caponio. Avec : Arturo Chacón-Cruz,: Werther; Clementine Margaine : Charlotte; Elena Galitskaya : Sophie; Ivan Thirion : Albert; Ugo Rabec : le bailli; Pierre Derhet : Schmidt; Samuel Namotte : Johann; Jonathan York : Brûhlmann; Lucie Edel : Kätchen. Solistes et maîtrise de l’opéra préparés par Véronique Tollet. Orchstre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Giampaolo Bisanti, direction générale.