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Didon et Enée à Bâle : aller plus loin

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Bâle. Theater Basel. 15-IV-2025. Henry Purcell (1659-1695) : Dido and Aeneas, opéra en 3 actes sur un livret de Nahum Tate d’après L’Énéide de Virgile. Musique additionnelle composée par Atsushi Sakai. Mise en scène et chorégraphie : Franck Chartier (Peeping Tom). Décors : Justine Bougerol. Costumes : Anne-Catherine Kunz. Lumières : Giacomo Gorini. Avec : Marie-Claude Chappuis, soprano (Didon/Magicienne/Esprit) ; Ronan Caillet, ténor (Enée/Un marin) ; Álfheiuður Erla Guðmundsdóttir, soprano (Belinda/Deuxième sorcière ; Hope Nelson, soprano (Première sorcière/Deuxième dame) ; Eurudike De Beul, rôle parlé (Didi). Danseurs et comédiens de la compagnie Peeping Tom. Chœur (chef de chœur : Michael Clark) et La Cetra Barockorchester Basel, direction musicale : Johannes Keller & Atsushi Sakai

Le débat fait rage autour du Didon et Enée imaginé par (). C'est assez logiquement que le Theater Basel, maison d'opéra parmi les plus stimulantes d'Europe, ouvre ses portes à ce spectacle d'une force inouïe.


On se souvient de la couverture de feu Classica, dont le numéro de mars 2024 arborait une photo du spectacle en accroche d'un dossier qui entendait faire le point sur un débat récurrent : L'opéra : est-on allé trop loin ? On apprit même que la revue parut avec un retard assez conséquent imputable au temps nécessaire pour apposer, à la main, sur chacun des numéros envoyés dans les kiosques, un autocollant destiné à masquer l'objet du délit : un sexe masculin en ombre chinoise ! On a pu lire aussi de ce Didon et Enée d'abord visible en ligne (puisque créé à Genève en pleine épidémie mondiale), que, vu en salle (le Grand Théâtre de Genève a enfin pu le montrer en février dernier), il était, privé du point de vue des caméras, un autre spectacle…

Il serait vain de récuser que le chorégraphe est allé loin avec sa compagnie . Il est effectivement allé loin, très loin… Mais la proposition est de celles dont on parlera longtemps, y compris avec soi-même. On serait bien en peine de citer un spectacle d'opéra convoquant en moins de deux heures les problématiques d'une œuvre qui sont aussi celles d'une vie humaine : l'antique, le contemporain, la guerre, le pouvoir politique, la solitude, l'exil, la mort, le souvenir, le corps, le désir, le sexe, la vampirisation amoureuse. On a déjà beaucoup décrit le principe d'une réalisation dont la foison peut dès l'abord donner le vertige entre ses deux reines pour le prix d'une (Didon à l'orée de l'amour, Didi à l'orée de la mort), entre ses deux décors (les lambris d'une chambre royale surmontés de ceux d'un parlement aux ordres), ses deux chefs et, c'est probablement là que est allé le plus loin entre ses deux musiques : la vénérable partition de Purcell, la nouvelle venue d'Atsushi Sakai. Mais n'est-ce pas la spécificité même du genre opéra, son insondable richesse, que de pouvoir à ce point s'abandonner au génie d'autres artistes ?

Ce qui serait inimaginable avec une Walkyrie de quatre heures calibrée dans ses moindres détails pour les grands gosiers de la planète, est loin de nuire à un bref opéra de cinquante minutes à la structure contestée (prologue perdu, danses…) destiné à un pensionnat de jeunes filles, et casse-tête pour les grandes maisons d'opéra désireuses de le programmer. Avec ses presque deux heures d'horloge, la proposition Chartier s'avère nourrissante : on retrouve avec un plaisir intact son humour (le réveil de Didi sous son millefeuille de draps, l'interminable « black tea » d'Enée, le « ballet » des seins…), ses chorégraphies tour à tour millimétrées (l'Ouverture, To the hills and the vales) et joueuses (Fear no danger), collectives ou individuelles (l'incroyable Nelson Earl), son sens du spectaculaire (l'ouragan envoyant valser rideaux et tableaux, les tombereaux de sable coulant par tous les pores de la pièce, plafond compris) et son finale en tout point grandiose.


Qu'on n'aille pas croire que ces images toujours étonnantes, toujours questionnantes, empêchent d'écouter la musique. Dirigée dans des tempi très lents par , délesté de la robustesse affichée à Genève par Emmanuelle Haïm et son Concert d'Astrée, l'unique opéra de l'Orpheus Britannicus interprété par les musiciens de La Cetra, forcé au dialogue avec la composition étale, mystérieuse, angoissante, et sur la fin vraiment prégnante, d'Atsushi Sakai, arbore un tout autre relief, les deux airs de Didon faisant même l'effet de confidences. La greffe (très bien rendue par la façon dont le violoncelle d'Atsushi Sakai, présent sur le plateau, fait remonter le temps au sublime Oft she visits) produit l'effet d'un rêve éveillé : pour entendre son opéra préféré, la vieille reine ne se réveille-t-elle pas au début pour se rendormir (définitivement) à la fin ? D'aucuns seront tentés de dire que les chanteurs n'existent pas, vampirisés par l'extraordinaire virtuosité des danseurs et la fantastique Didi d'. Quoi qu'on en dise ou pense, qu'elle semble murmurer sa Didon ou sa face sombre (L'Enchanteresse et même L'Esprit) avec un aigu sur le fil du rasoir, restera attachée à cette production mémorable. Il en est de même pour l'interprète d'Enée, , excellent acteur et chanteur que l'on est heureux de voir ici au premier plan. Bâle renouvelle entièrement, et avec classe, la cour de Didon : est Belinda, la Second Woman, l'une et l'autre devenant ensuite d'expertes sorcières. Invité à commenter l'action qui se déroule sous ses pieds, le chœur (à l'antique) ne démérite pas. La production invite aussi La Cetra à donner de sa personne, l'ensemble des instrumentistes accompagnant de mouvements de têtes psychotiques les coups scandés en fin d'Acte II avant l'intervention de l'Esprit. On regrettera seulement que , dont l'imagination semble sans limites, n'ait pas offert à la formation bâloise une dernière occasion de briller avec la répétition orchestrale du chœur final, comme c'est parfois l'usage.

Peut-être plus encore qu'avec un metteur en scène de théâtre, on est le plus souvent circonspect lorsqu'un chorégraphe décide de faire de l'opéra. Les exceptions récentes sont rares : Akhenaton par Lucinda Childs à Nice, Satyagraha par Sidi Larbi Cherkaoui à Bâle… À l'instar de Romeo Castelluci qui s'est approprié le Requiem de Mozart, Franck Chartier s'est approprié Didon et Enée. Comme Castellucci, il a non seulement donné une nouvelle jeunesse à une œuvre du passé mais aussi naissance, à tous les sens du terme, à un spectacle inoubliable. En osant aller… plus loin.

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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Bâle. Theater Basel. 15-IV-2025. Henry Purcell (1659-1695) : Dido and Aeneas, opéra en 3 actes sur un livret de Nahum Tate d’après L’Énéide de Virgile. Musique additionnelle composée par Atsushi Sakai. Mise en scène et chorégraphie : Franck Chartier (Peeping Tom). Décors : Justine Bougerol. Costumes : Anne-Catherine Kunz. Lumières : Giacomo Gorini. Avec : Marie-Claude Chappuis, soprano (Didon/Magicienne/Esprit) ; Ronan Caillet, ténor (Enée/Un marin) ; Álfheiuður Erla Guðmundsdóttir, soprano (Belinda/Deuxième sorcière ; Hope Nelson, soprano (Première sorcière/Deuxième dame) ; Eurudike De Beul, rôle parlé (Didi). Danseurs et comédiens de la compagnie Peeping Tom. Chœur (chef de chœur : Michael Clark) et La Cetra Barockorchester Basel, direction musicale : Johannes Keller & Atsushi Sakai

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