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Bâle. Theater Basel. 14-IV-2025. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, opéra en trois actes sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après Carlo Gozzi. Mise en scène : Christof Loy. Décors et costumes: Herbert Mauruer. Lumières : Thomas Kleinstück. Avec : Miren Urbieta-Vega, soprano (Turandot) ; Mané Galoyan, soprano (Liù) ; Rodrigo Porras Garulo, ténor (Calaf) ; Olivier Gourdy, basse (Timur) ; Rolf Romei, ténor (l’Empereur Altoum) ; David Oller, ténor (Ping) ; Ronan Caillet, ténor (Pang) ; Lucas van Lierop, ténor (Pong) ; Andrew Murphy, baryton (un Mandarin) ; Elio Staub, le Prince de Perse. Chor, Extrachor (Chef de chœur : Michael Clark), Knabenkantorei (Chef de chœur : Rolf Herter/Oliver Rudin) et Sinfonieorchester du Theater Basel, direction musicale : José Pérez-Siera
Turandot, l'opéra inachevé de Puccini, a été créé en 1926, plus d'un an après la mort du compositeur. Au siècle de questionnements qui se sont ensuivis quant au finale manquant de ce chant du cygne interrompu, le metteur en scène allemand Christof Loy répond par ce qui apparaît à ce jour la plus bouleversante manière de rendre justice à cet immense chef-d'œuvre.
Turandot et Lulu font partie des grands titres du XXe lyrique. Mais à l'inverse de Berg, Puccini n'a pas eu son Friedrich Cerha. Raccourcie ou intégrale (version Pappano de 2022), la conclusion dont le valeureux Franco Alfano gratifia Turandot n'a jamais vraiment convaincu, pas même Toscanini qui, au soir de la première, conclut la représentation après la mort de Liù en déclarant : « C'est ici que Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, cette fois, fut plus forte que l'art. » Ce qui entraîna d'autres compositeurs à tenter leur chance : Luciano Berio en 2002, Hayo Weia en 2011, Christopher Tin en 2024. Puccini lui-même se disait des plus embarrassés par la fin heureuse envisagée par ses librettistes, selon lui difficile, voire impossible à faire avaler après la mort de Liù, une scène où il avait convoqué, comme pour Mimi et Butterfly, le meilleur de son inspiration. On peut imaginer qu'il aurait salué la solution offerte en ce printemps 2025 (soit un siècle après sa mort) au Theater Basel, et qui devrait faire date.
À commencer par son prologue musical : Crisantemi, le magnifique prélude de jeunesse pour quatuor à cordes que Puccini composa en 1890 pour accompagner la mort d'Amédée 1er d'Espagne, ici sommet mélancolique pour accompagner l'enfance de Turandot, que la production propose en princesse contemporaine d'un pays contemporain, au caractère bien trempé : au palais (le rideau se lève sur une luxueuse pièce au parquet marqueté, aux murs tapissés de grandes estampes chinoises) on comprend vite qu'elle mène son monde à la baguette à sa façon de plomber le repas de famille, au moment où un échanson renverse par mégarde une carafe de vin (rouge, bien sûr) sur un des convives assis à son côté. Le convive est en fait une poupée masculine grandeur nature, que, par ce qui s'apparente à un énième caprice, elle jette violemment à terre, avant de la décapiter et d'aller bouder dans la foulée sur un canapé jusqu'à ce que son père, visiblement dépassé par les événements, vienne la consoler.
Lorsque résonnent les premières notes de l'opéra proprement dit, la jeune fille a grandi mais son comportement sanguinaire s'abat cette fois, et toujours sous le regard de tous, sur des hommes en chair et en os dont le corps la fascine et la panique tout à la fois. On apprendra au deuxième acte qu'elle a fait vœu de venger une aïeule violée dans les temps immémoriaux d'une Chine légendaire, un temps évanoui qu'elle recrée avec la complicité de ses frères et d'une domesticité aux ordres, se mettant elle-même dans la peau de son ancêtre au cours d'un rituel en tenues traditionnelles, réglé au cordeau, et conclu par l'exécution d'un homme. Christof Loy aime les intérieurs et sa Turandot ne déroge pas à la règle, celui de cette famille étant cette fois surmonté d'un couloir immaculé sur les murs duquel se détachent, comme des ombres passantes, les silhouettes de Liù, Timur et Calaf, progressivement absorbées par l'action se déroulant sous leurs pieds.
À l'Acte I, le chœur, invisible, tonnant, menaçant, réparti dans les hauteurs de la salle, de chaque côté du plateau, commente en un impressionnant contrepoint sonore une direction d'acteurs millimétrée. Comme le chœur et la maîtrise, masse chorale d'une superbe cohésion, l'orchestre affiche une splendeur à la hauteur du génie de l'orchestration. Face à ce cinémascope musical dirigé avec un formidable sens de l'exotisme par José Pérez-Siera, le public bâlois paraît comme tétanisé par la puissance vocale d'une distribution à l'aune des exigences portées par la partition, une des plus redoutables qui soient : Mané Galoyan possède les sons filés, la longueur de souffle de Liù, Miren Urbieta-Vega la puissance de feu de Turandot et ce n'est pas son seul atout, comme on pourra le constater lors de l'audacieux finale. Rodrigo Porras Garulo est un Calaf de grande allure comme de grand format : timbre généreux, médium ombrageux, le ténor mexicain ne s'économise pas, éludant seulement ce soir le contre-ut de Ti voglio tutta ardente d'amor. Ping, Pang et Pong, tout à tour fratrie accablée et complice, meneurs de revue, entremetteurs, ont rarement été aussi bien dessinés : par Loy, mais aussi par l'aisance scénique de trois ténors remarquables (David Oller, Ronan Caillet et Lucas van Lierop). Le Timur d'Olivier Gourdy donne le maximum à sa déploration du III, vraiment déchirante. Vedettes maison : Andrew Murphy ne fait qu'une bouchée des courtes apparitions du Mandarin ; Rolf Romei est quant à lui un luxe pour Altoum, moins épisodique ici qu'à l'ordinaire en patriarche impuissant face à une progéniture vent debout contre la gent masculine.
À l'instar de Toscanini, Loy a fait le choix de rappeler, après à la mort de Liù, que le compositeur s'est arrêté là. Mais au contraire du chef italien qui posa sa baguette, Loy ne pose pas son pinceau. Voici que le couloir qui surplombait spectaculairement l'action, et dont l'on se disait qu'il avait peut-être été sous-employé, s'abaisse vers le sol, repoussant vers l'arrière le palais de Turandot. Le finale se déroule dès lors devant un mur blanc faisant apparaître les personnages dans le plus simple appareil d'une vérité en noir et blanc. Après le suicide de Liù (bouleversants Parla ! Parla ! du chœur) devant une Turandot estomaquée par la violence du geste de la jeune femme, on comprend que le cours des choses va enfin basculer. Sourd alors de la fosse une autre partition de Puccini ! Composée 33 ans plus tôt, Manon Lescaut, son premier chef-d'œuvre, dont la musique de l'Acte IV, en reprenant les thèmes de Crisantemi, décrit providentiellement le désert émotionnel auquel est parvenu l'héroïne. Une double façon de boucler la boucle en démontrant au passage que, de son premier opéra à son dernier, Puccini était génial. Après le désolant constat de Sola perduta abbandonata, affranchie de son trauma, Turandot s'éteint enfin au côté de Liù. Même sobre robe noire pour les deux femmes semblant dès lors n'en faire plus qu'une. La fille d'Altoum ne connaîtra jamais l'amour, sinon ce que lui en aura appris l'amoureuse de Calaf. Calaf seul rescapé entre Altoum et Timur prostrés, et Ping, Pang, Pong en cariatides du malheur. Calaf qui aura tout perdu.
Crédits photographiques : © Ingo Höhn
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Bâle. Theater Basel. 14-IV-2025. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, opéra en trois actes sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après Carlo Gozzi. Mise en scène : Christof Loy. Décors et costumes: Herbert Mauruer. Lumières : Thomas Kleinstück. Avec : Miren Urbieta-Vega, soprano (Turandot) ; Mané Galoyan, soprano (Liù) ; Rodrigo Porras Garulo, ténor (Calaf) ; Olivier Gourdy, basse (Timur) ; Rolf Romei, ténor (l’Empereur Altoum) ; David Oller, ténor (Ping) ; Ronan Caillet, ténor (Pang) ; Lucas van Lierop, ténor (Pong) ; Andrew Murphy, baryton (un Mandarin) ; Elio Staub, le Prince de Perse. Chor, Extrachor (Chef de chœur : Michael Clark), Knabenkantorei (Chef de chœur : Rolf Herter/Oliver Rudin) et Sinfonieorchester du Theater Basel, direction musicale : José Pérez-Siera