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Interprétations des Suites de Bach, Pablo Casals et ses premiers héritiers

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Quelle est l'approche la plus fidèle, la plus authentique, la perception la plus concluante des Suites de Bach ? S'agit-il de mettre en relief la polyphonie, de souligner l'articulation dans le phrasé, de rechercher l'affetto dans le flux ininterrompu de la ligne ?

Tous les grands violoncellistes ont eu leur propre point de vue là-dessus, à commencer par (*1876) qui, à l'âge de 13 ans, est tombé sur une vieille édition chez un antiquaire de Barcelone. S'agissait-il de la première édition non datée de L.-P. Norblin (1781-1854) qui avait remarqué que « les Études de Bach pour le violoncelle ne seront pas moins classiques que ses autres ouvrages (…) et nous croyons rendre service aux amateurs et aux professeurs de cet instrument. » ? Au XIXe siècle, ces Suites sont considérées comme  matériel pédagogique, telle l'édition de 1826 du grand maître allemand Dotzauer de 1826 qui porte le titre Six solos ou études pour le violoncelle de J.S. Bach où le Prélude du no. 1 est conçu comme exercice pour le sautillé de l'archet. Son successeur Grützmacher va tenir le même discours, comme le suggère son édition de 1867:

Personne n'aurait l'idée de jouer de nos jours selon cette notation. Les éditions ultérieures se distinguent peu entre elles. Mais on y est porté plutôt vers le jeu du legato combiné au détaché, aux articulations toutefois variées :

3 articulations diverses de l'Allemande de la 3e suite en do majeur selon 3 copies de l'autographe

Quant à la substance et à l'esprit de ces Suites, Casals semble le premier à en avoir vu la véritable dimension. Ce n'est qu'après douze années d'approfondissement qu'il les a jouées en public, suscitant la perplexité en Allemagne où certains ont estimé que ce n'était pas du Bach, un point de vue qui relève de la controverse entre wagnériens et anti-wagnériens : Bach devait être exécuté de façon rationnelle pour faire briller la forme pure, les émotions menaçant de le falsifier !

La vision de Casals a insufflé à cette musique tout un kaléidoscope d'images, d'émotions, d'associations. Lors de ses cours de maîtrise, il a expliqué à propos de chacune des Suites la portée du Prélude, ce premier mouvement qui représenterait le caractère de la suite dans son intégralité : de l'optimisme dans la première, de l'héroïsme dans la troisième, du tragique dans la deuxième, du tourment de la cinquième, du pathétique (comme un jeu d'orgue) dans la quatrième, et de l'atmosphère de chasse dans la sixième suite.

Même si son jeu prend souvent une allure leste et affranchie de tout sentimentalisme, les subtilités de son articulation soulignent d'une part la charpente harmonique sous-jacente, par un léger appui sur les notes angulaires, et font ressortir le caractère dansant de chaque mouvement, en mettant en lumière l'esprit propre à chaque suite. Nous percevons dans son jeu la richesse des nuances, par exemple entre un phrasé lumineux en majeur et le côté ténébreux dans un passage transitoire vers le mineur, pendant que son archet pratique un équilibre entre les phrasés liées et le détaché, sans craindre pour autant les attaques robustes dans le forte.

Quant au caractère dansant des autres mouvements Casals fait comprendre à ses élèves comment il faut faire ressortir la « batterie » derrière la musique, comme par exemple dans la Gigue de la Troisième Suite :

« Cette Gigue doit réjouir les auditeurs. Une pièce rustique où il n'y a pas de place pour des gentillesses », tel son commentaire. Et de plus, la mélodie dansante un peu plus loin au-dessus de la corde vide  maintenue comme un point d'orgue nous rappelle la cornemuse. Quant aux Sarabandes, les mouvements lents, Casals en fait également ressortir l'origine dansante : « Une Sarabande n'est pas une romance ni un adagio, c'est une danse espagnole exécutée autrefois dans les églises (…) Nous ne devons pas nous perdre entre les trois temps. » L'accent de la Sarabande sur le deuxième temps lui garantit son flux continu, à une exception près : la Sarabande de la Cinquième Suite, où ce deuxième temps n'est pas ressorti par le rythme, mais par une note dissonante à l'intérieur d'une courbe descendante :

Des musicologues l'ont renvoyée à une des cantates de Bach (no. 21) où l'aria du soupir et du chagrin accentue cette note dissonante, un véritable  ‘lamento' baroque :

                                               « Soupirs, larmes, chagrin, détresse… »

Contrairement aux autres Sarabandes, Casals joue celle du no. 5 avec une extrême lenteur, suivi par les interprètes des générations suivantes, une mélodie introduite d'ailleurs aussi comme soundtrack dans certains films.

Quant à la Sixième Suite en ré majeur, les écueils techniques dépassent de loin ceux des autres suites, c'est que Bach l'avait conçue soit pour la Viola da spalla, une sorte d'alto gigantesque à tenir serré devant la poitrine, soit pour la Viola pomposa ou le Violoncello piccolo à cinq cordes, si bien que le violoncelliste d'aujourd'hui va s'ébattre souvent dans les sphères alpines de la touche.

Au Prélude, avec sa propulsion d'un 12/8 ininterrompu (une cavalcade d'après Casals) va suivre une Allemande où les cantilènes aux fioritures de triples et même quadruples croches (les diminutions) tendent un filet de figurations à caractère improvisateur qui l'emporte sur le caractère dansant des autres Allemandes :

  Allemande de la suite no. 6 (éd. Klengel)

Contrairement à Casals qui sépare ici les phrasés par de légers souffles, (1914-2000), dans un enregistrement de 1960, soumet la Sarabande à une cantilène d'un lento inébranlable, chantant chaque note, une version cristalline où l'on n'entend jamais les changements de position. La version d'André Navarra (1911-1988) de la même Allemande (enregistrée en 1978) se rapproche de nouveau des intentions de Casals, dans la mesure où les phrasés subissent des nuances dans le tempo, et son jeu sait donner davantage de relief en distinguant entre les phrasés mis en lumière et ceux qui retombent à l'ombre. Quant à (1918-2002), son jeu condensé fait transparaître une légère dose de fébrilité, surtout dans la deuxième partie, sans pour autant céder aux accélérations et – comme un verso de la médaille – des phrasés de conclusions qui semblent s'évanouir dans les coulisses. Une version quasiment électrique nous est donnée par (1897-1966), un jeu de grande puissance sonore aux triples croches estampées chacune et aux croches pointées prolongées, la tension maintenue jusqu'au fortissimo du final.

La Troisième suite en do majeur, probablement la plus souvent jouée, est comme le couronnement du cycle. La solennité de son Prélude permet au violoncelliste d'étaler tout le potentiel sonore de son instrument, avant tout par la les arpèges basés sur le point d'orgue de la corde de sol. Le grand pédagogue britannique William Pleeth (1916-1999, professeur de Jacqueline Dupré) disserte dans son livre sur les coups d'archet et les phrasés propre à faire ressortir les éléments de la mélodie « cachée » dans le flux des doubles croches :

Les éléments de la mélodie marqués par un x

 La Sarabande du no. 3 prend un air hiératique de par ses accords brisés, un effet pourtant perdu s'il nous vient à l'esprit de la jouer en plein air devant les graffiti d'un mur de béton et dans le brouhaha de la ville de Berlin, comme qui s'est précipité sur les lieux des événements de la Chute du Mur le 30 novembre 1989 pour y exécuter ce mouvement au milieu des curieux qui sortaient du Check Point Charlie, croyant qu'il s'agissait d'un musicien de la rue, ce qui lui a valu quelques pièces de monnaie jetées devant son instrument ! Pourquoi pas le Prélude somptueux, mais cette Sarabande ? Pour marquer le côté sublime de l'évènement?

Dans ses enregistrements, Rostropovitch donne à cette Sarabande une ample sonorité où chaque note reflète l'intensité et le poids de la phrase. A propos de la deuxième partie, il dit dans un commentaire que nous y glissons dans une « tristesse onirique » par son harmonie diminuée qui s'éloigne de la dominante pour se faufiler en tâtonnant jusqu'au mineur. A la reprise, Rostropovitch retire le son dans un halo de brume, comme un lointain souvenir, jusqu'au pianissimo :

partie de transition: de la dominante à travers la diminution vers ce ré mineur quelque peu insolite

(1924-2013) donne la même Sarabande avec une respiration fragmentée, en laissant s'évanouir le son après les accords sur la note pointée, ce qui nous rappelle la technique de viole de gambe. Starker n'affiche pas les émotions. C'est un musicien de la fraction des rationalistes, et à ce propos, il est aux antipodes de Rostropovitch. 

Casals, de son côté, avait adopté ici une allure plus allègre, un renvoi au caractère dansant du trois-temps, en soulignant le jeu entre lumière et ombre dans les parties qui annoncent les modulations. Quant à (1920-1990), cette Sarabande coule de façon lisse le long de la portée, chantée con delicatezza, sans aucun heurt (contrairement aux attaques de Casals), les accords brisés posés doucement, le jeu d'une noblesse qu'on lui connaît aussi dans les concertos de Haydn ou de Schumann, et qui rejoint celui de Pierre Fournier. Et le grand (1903-1976) ? A côté de son immense répertoire romantique, il lui arrive de jouer des extraits de nos Suites, comme par exemple les Menuets I et II de la Première suite (dans un film réalisé chez lui en Amérique) : Une attaque pleine de gravité, s'appuyant sur chaque croche de ces phrasés dansants, avec beaucoup de détachés et, comme contraste, les noires de conclusion toquées avec légèreté :

Quelle est l'interprétation ‘authentique' des Suites de Bach : une approche rationnelle, disciplinée, ou avec le cœur à l'ouvrage ? Une remarque du peintre Franz Marc nous réserve une surprise : « Bach n'a au fond pas besoin de l'auditeur, contrairement à Wagner et Schönberg dont la musique ne vit que dans l'auditeur en accaparant son âme. » Et Casals de proclamer devant ses élèves : « N'essayez surtout pas de vous imaginer la façon de jouer du compositeur-même – quel enfantillage ! » Selon lui, la connaissance de la théorie baroque de l'affetto permet à  l'interprète de mettre en lumière les émotions inhérentes à l'œuvre et d'évite de se noyer dans ses propres émotions qui causeraient du tort aux œuvres de Bach.

S O U R C E S 

BLUM David, und die Kunst der Interpretation, Heinrichshofens's Verlag, Wilhelmshaven, 1981

GRÜTZBACH Erwin, Zur Interpretation der sechs Suiten für Violoncello solo von Joh. Seb. Bach, Verlag K.D. Wagner, Eisenach/Hamburg, 1993

SCHWEMER Bettina Schwemer et WOODFULL-HARRIS Douglas, J.S.Bach – 6 Suites a Violoncello senza Basso – Textband, Kassel, 2000

SMIT Lambert, Towards a More Consistent an More Historical View of Bach's Violoncello, in : The Journal of the Viola da Gamba Society, vol. 32 (2004), pp. 45-58

PLEETH William, Cello, en traduction allemande aux éditions Sven Erik Bergh, Europabuch AG, Unterägeri, 1985 (d'où les autographes)

Crédits photographiques : comme professeur à Zermatt en 1958 © Perren-Barberini

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