Boulez avec Pousseur et Souvtchinsky, deux correspondances pour un centenaire
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Pierre Boulez, Henri Pousseur. Correspondance, écrits inédits, entretiens. Éditeur scientifique : Pascal Decroupet. Genève : Contrechamps Editions. 553 pages. 28 €. Mars 2025
Boulez Souvtchinsky. Cher Pierre… Éditeurs scientifiques : Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra. Genève : Contrechamps Editions. 576 pages. 28 €. Mars 2025
Pour le centenaire de la naissance de Pierre Boulez, les éditions Contrechamps publient deux recueils inédits de sa correspondance, sources précieuses pour la connaissance du compositeur : l'une avec un compositeur de sa génération, Henri Pousseur (1929-2009), et l'autre avec une figure du milieu intellectuel et musical parisien, Pierre Souvtchinsky (1892-1985).
Pierre Souvtchinsky, l'ami indéfectible
En 1946, Pierre Souvtchinsky a déjà 54 ans et un passé singulier : émigré russe d'origine aristocratique, installé à Berlin puis à Paris, il a été, un temps, membre actif du mouvement pour l'Eurasie, visant à redéfinir la Russie comme un sixième continent entre l'Europe et l'Asie. C'est aussi un intellectuel et un musicographe, proche de Stravinski et défenseur actif de la musique du XXe siècle. Entre le jeune Boulez et lui se noue une amitié durable. « Nous sommes liés par plus que l'amitié » lui écrit Boulez en 1956. Pour Souvtchinsky, Boulez est une révélation et le génie de sa génération. Un seul nuage ternit cet échange : en 1959, la représentation ratée de Threni de Stravinsky au Domaine musical, suivie d'une mauvaise critique d'Antoine Goléa, à laquelle Boulez tarde à répondre dans la presse.
Couvrant la période 1946-1985, la correspondance suit Boulez dans ses voyages avec la Compagnie Renaud-Barrault, dont il dirige la musique de scène, ses débuts de chef d'orchestre, et ses rencontres artistiques. Elle aborde la constitution du Domaine musical, association créée avec le soutien actif de Souvtchinsky, et dont les concerts, ainsi que les bulletins et éditions du même nom défendaient avec ardeur la musique de la seconde école de Vienne et la création contemporaine. Lettres et archives complémentaires éclairent aussi la question de la rupture de Boulez avec la France et la politique de Malraux en 1966, ainsi que les idées du compositeur sur une réorganisation de la vie musicale. Plusieurs aspects de l'activité musicale de Boulez sont donc abordés : la composition, mais aussi l'interprétation et l'engagement institutionnel.
Un des attraits de cette correspondance, en particulier pour un lectorat non spécialiste de Pierre Boulez, vient de ce qu'il n'aborde pas tant les questions de technique compositionnelle, mais sa vision plus large de la musique et ses affinités littéraires et artistiques. Il écrit par exemple : « La musique peut-être aussi plaisir, mais sa plus haute fonction est, avant tout connaissance. C'est pourquoi Bach, Beethoven, Wagner ne cessent d'être fascinants ; ils dépassent le stade intermédiaire de la sensation et entrent en nous-même d'une façon plus essentielle que les autres. Ils ont profondément en eux le sens d'une liturgie personnelle de communion avec l'être, ce qui est extrêmement rare. » Un autre aspect est le ton de Boulez, son insolence à l'égard des aînés, ses piques souvent drôles, parfois injustes (à Ernest Ansermet : « Moralité : il ne pouvait arriver qu'à un jeune garçon futile de rencontrer une vieille momie foutue »), apparaissent toujours comme l'expression d'une conviction profonde. Il arrive d'ailleurs que Souvtchinsky serve d'intermédiaire, comme avec le directeur de la radio, Henry Barraud ou le chef d'orchestre Ernest Ansermet.
Ces documents, en majorité conservés à la Bibliothèque nationale de France, sont rassemblés, déchiffrés (terme approprié pour qui connaît l'écriture de Boulez), et édités par Philippe Albèra, fondateur des éditions Contrechamps, et la musicologue Gabriela Elgarrista, en coédition avec la Philharmonie de Paris.
Henri Pousseur et Pierre Boulez, ou la modernité inconditionnelle
Spécialiste de Pierre Boulez (Techniques d'écriture et enjeux esthétiques, Contrechamps, 2006) et d'Henri Pousseur (Henri Pousseur. Écrits théoriques : 1954-1967, Mardaga, 2004), Pascal Decroupet a réuni la correspondance entre ces deux compositeurs, conservée en majorité dans les archives d'Henri Pousseur et de Pierre Boulez à la Fondation Paul Sacher à Bâle, mais aussi à la BnF.
S'étendant de 1951 à 2008, ces lettres prennent en quelque sorte la suite de la correspondance avec John Cage, éditée en 1991 chez Christian Bourgois et qui court jusqu'en 1952. À cette époque, Boulez se rapproche de nouveaux musiciens, comme Stockhausen, mais aussi Pousseur, jeune compositeur belge, qu'il rencontre en 1951 à Royaumont. Celui-ci reçoit les conseils de Boulez, qu'il met immédiatement en œuvre dans ses Trois chants sacrés. Commence une camaraderie musicale, qui se traduit dans le ton souvent potache des échanges, parfois obscurs, mais aussi dans les confidences des premiers temps : les doutes de Boulez sur Polyphonie X, par exemple ; ceux de Pousseur, alors qu'il est encore contraint par son service militaire. Puis c'est l'époque Darmstadt, du nom fameux de la ville où la nouvelle génération de compositeurs sériels se retrouve pour les cours d'été (« C'était quelquefois assez morne […] mais à côté de cela, que d'utopies enthousiasmantes ! » écrit Boulez). Par la suite, le échanges se distendent. Leurs points de vue divergent sur le rapport à l'histoire, Pousseur cherchant à intégrer des éléments historiques à son langage musical, idée que Boulez rejette pleinement. Après un désaccord majeur en 1971 au sujet du ballet néoclassique Agon de Stravinski, les deux compositeurs renouent, notamment lorsque Pousseur est programmé à l'Ensemble Intercontemporain ou au sujet de questions institutionnelles.
Au-delà de la dimension biographique de cette correspondance, une autre lecture s'impose : celle des choix de composition, y compris dans leurs aspects les plus techniques. Sont ainsi abordées deux questions qui traversent la musique des années 1950-1970 : d'une part, la musique électronique, dans une perspective sérielle, et d'autre part l'œuvre ouverte, présente dans l'œuvre de Boulez (Troisième Sonate) et de Pousseur (Mobile, Répons, Votre Faust), mais aussi de Stockhausen, figure omniprésente de ces échanges. Les lettres de Pousseur, parfois très longues, en cela souvent asymétriques de celles de Boulez, complétées de nombreux écrits théoriques et conférences, font de cette parution une source au moins aussi importante pour la connaissance des idées d'Henri Pousseur. Par les sujets compositionnels abordés, cet ouvrage dense et accompagné d'un solide appareil critique et d'une éclairante préface, est destiné aux musicologues en premier lieu, mais non exclusivement.
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Pierre Boulez, Henri Pousseur. Correspondance, écrits inédits, entretiens. Éditeur scientifique : Pascal Decroupet. Genève : Contrechamps Editions. 553 pages. 28 €. Mars 2025
Boulez Souvtchinsky. Cher Pierre… Éditeurs scientifiques : Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra. Genève : Contrechamps Editions. 576 pages. 28 €. Mars 2025