Dream Requiem de Rufus Wainwright : et soudain l’Univers
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Rufus Wainwright (né en 1973) : Dream Requiem pour narrateur, soprano solo, chœur d’enfants, chœur et orchestre. Darkness (1916) de Lord Byron. Avec : Anna Prohaska, soprano. Meryl Streep, récitante. Maîtrise de Radio France (cheffe de choeur : Marie-Noëlle Maerten), Chœur de Radio France (cheffe de choeur : Guillemette Daboval) et Orchestre Philharmonique de Radio France, direction : Mikko Franck. 1 CD Warner classics. Enregistré le le 14 juin 2024, à la Maison de la radio à Paris. Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 77:35
Warner ClassicsA l'instar de ses illustres aînés, le Requiem de Rufus Wainwright sonne le glas, mais celui de l'humanité tout entière.
C'est avant l'Angleterre, l'Amérique, l'Espagne, l'Irlande, la Finlande et les Pays Bas, tous co-commissionnaires de l'événement, qu'à Paris, à l'Auditorium de la Maison de la Radio, se sont retrouvés, le 14 juin 2024, le Chœur et l'Orchestre Philharmonique de Radio France, Mikko Franck, Anna Prohaska et Meryl Streep. Au programme, la création mondiale de Dream Requiem de Rufus Wainwright.
Depuis des débuts (à l'orée du XXIème siècle) dans le domaine de la chanson (une dizaine d'albums en solo à ce jour) qui ont valu à sa musique le qualificatif de « popopera », et après ses collaborations avec le monde du cinéma (Brokeback Mountain, Moulin rouge !), l'auteur-compositeur-interprète américano-canadien, profondément marqué depuis l'enfance par le domaine lyrique, franchit une nouvelle fois la frontière entre les genres musicaux. Ses deux opéras à ce jour ont fait plus qu'interpeller, surtout le premier, Prima Donna, composé en français dont l'enregistrement par le prestigieux label jaune a dévoilé l'habileté scénaristique et le don mélodique du compositeur, tout en suscitant une légitime impatience relative à une prochaine parution du second, Hadrien. Dans cette expectative, c'est Warner qui, sans plus attendre (et hélas sans avoir eu l'idée d'en supprimer les applaudissements), publie, comme s'il y avait urgence, l'enregistrement public d'une création qui a fait grand bruit.
C'est un brin amusé que l'on apprend dans la note d'intention que Dream Requiem est dédié à Verdi, le compositeur dont le Requiem illumina l'adolescence de Wainwright, et… à Puccini, son chien adulé, mort violemment à 18 mois au cours des confinements de l'étrange année 2020 ! Venant s'intercaler (comme les poèmes d'Owen l'avaient fait dans le War Requiem de Britten) entre les stances de la liturgie traditionnelle, et déclamé avec une juste empathie par l'immense Meryl Streep, Darkness, le sombre poème de Lord Byron invalide très vite ce qu'on aurait été tenté de prendre pour une sensiblerie bien disproportionnée par rapport à l'envergure singulière de ce nouveau requiem de l'Histoire de la Musique. Byron écrit Darkness à la veille de ses 30 ans, en 1816, soit une année après ce qui est toujours considéré comme la plus terrible éruption volcanique terrestre, celle du Tambora sur l'île de Sumatra laquelle, en 1815, fut suivie d'une nuée de cendres dont la propagation persistante sur l'ensemble du globe valut à l'année 1816 la pitoyable qualification d' « année sans été ». Deux siècles plus tard, Rufus Wainwright entend rappeler que cette catastrophe était naturelle, à la différence de celles de notre temps, quant à elles le fait de l'homme lui-même. Darkness décrit la fin d'un rêve, celui d'un monde progressivement déserté par les valeurs qui le faisaient tenir debout, une apocalypse dont l'ultime relief d'humanité est celui d'un chien léchant la main du cadavre de son maître. Bâti autour de ce moment qui ne pouvait que bouleverser au plus haut point le compositeur, son Dream Requiem est une œuvre désespérée dont le seul baume consolatoire est qu'à la fin, comme le dit Byron, il reste l'Univers. Et que ça, l'homme ne peut le détruire.
Comme le Requiem de Brahms, Dream Requiem dure 75 minutes. Comme le Requiem de Verdi, il commence aux confins du silence, la harpe seule prenant en bâton de pèlerin, le relais de la voix humaine : I had a dream… Entre effets spectaculaires et intrigantes recherches de timbres, ses dix-sept sections sollicitent les forces solides du grand orchestre et du chœur émérite de Radio France, la poigne bienveillante et solide de Mikko Franck, l'ambitus brûlant d'Anna Prohaska, déjà soprano des Sonnets de Shakespeare de Wainwright. On remarque forcément l'Agnus dei a capella. Dans son grand dénuement, et d'une facture morriconienne, l'Offertorium, dont le long solo d'alto, prévu, dans sa description de la mort du dernier « chien humain », pour être le moment le plus étreignant de l'œuvre, intime forcément le respect d'une minute de silence, mais n'émeut pas autant qu'espéré. Introduit et conclu par d'angoissantes timbales, des résonances de diapasons posés sur les cordes, le In Paradisum final, bien que confié à la seule Maîtrise de Radio France, n'a rien de la lumineuse apesanteur fauréenne dans son évocation du vide sidéral. Hormis Mors stupebit et Confutatis, un Dies Irae éperdu et un Rex tremendae consolateur, on est davantage saisi par la science de l'orchestration que par une inspiration mélodique moins immédiate que celle, par exemple du Liverpool Oratorio né de la plume d'un autre popsinger, Paul Mac Cartney. L'immense déploration teintée d'effroi de Dream Requiem apparaît principalement inféodée à l'extrême gravité d'un sujet dénié au plus haut niveau : Wainwright chantait déjà il y a quinze ans être « fatigué de l'Amérique ». Contrairement à Britten, il ne met pas en musique les mots de Byron, laissant à la voix humaine, si humaine de Meryl Streep, le soin de persuader l'auditeur de l'urgence de son sujet. Un sujet qui visiblement hante tellement le compositeur que pour l'ultime Darkness IV de la partition, il croit bon d'en enfoncer le clou : la prestigieuse narratrice reprend l'intégralité du poème de Byron jusqu'à la mort de « Puccini ». Juste avant d'acter de quelques vers glaçants l'auto-extermination de l'humanité.
L'artiste au bord de son piano au cœur d'un paysage apocalyptique où les humains semblent avoir fondu sous un déluge de feu : c'est sur la jaquette du disque que l'on sera tenté de déchiffrer au final la seule note d'espoir de Dream Requiem. Une peinture à la Jérôme Bosch ou façon Monsù Desiderio, qui semble décliner l'aphorisme précieux prononcé par André Malraux en un temps aujourd'hui préhistorique : l'Art est le plus court chemin de l'homme à l'homme.
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Rufus Wainwright (né en 1973) : Dream Requiem pour narrateur, soprano solo, chœur d’enfants, chœur et orchestre. Darkness (1916) de Lord Byron. Avec : Anna Prohaska, soprano. Meryl Streep, récitante. Maîtrise de Radio France (cheffe de choeur : Marie-Noëlle Maerten), Chœur de Radio France (cheffe de choeur : Guillemette Daboval) et Orchestre Philharmonique de Radio France, direction : Mikko Franck. 1 CD Warner classics. Enregistré le le 14 juin 2024, à la Maison de la radio à Paris. Notice de présentation en français, anglais et allemand. Durée : 77:35
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