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L’Invisible d’Aribert Reimann à Francfort : avec Maeterlinck, la mort est parmi nous

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Francfort. Opernhaus. Aribert Reimann (1936-2024) : L’invisible, Trilogie lyrique, d’après Maurice Maeterlinck. Mise en scène : Daniela Löffner ; décor : Fabian Wendling ; costumes : Daniela Selig.
L’intruse : avec Erik van Heyningen (Grand-père), Sebastian Geyer (Père), Gerard Schneider (Oncle), Irina Simmes (Ursule), Cláudia Ribas (Servante), Viola Pobitschka (Mère), Karolina Makuła (Sœur de charité)…
Intérieur : Erik van Heyningen (Vieux), Gerard Schneider (Etranger), Karolina Makuła (Marthe), Irina Simmes (Marie), Sebastian Geyer (Père), Viola Pobitschka (Mère)…
La mort de Tintagiles : avec Irina Simmes (Ygraine), Karolina Makuła (Bellangère), Erik van Heyningen (Aglovale), Iurii Iushkevich, Tobias Hechler, Dmitry Egorov (servantes de la reine), Frankfurter Opern- und Museumsorchester ; direction : Titus Engel.

L'œuvre courte et intense, créée en 2017, bénéficie d'une mise en scène exemplaire de .

Maeterlinck à l'opéra, ce n'est pas que Pelléas. Il y a, bien sûr, l'admirable Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, créé cinq ans après Pelléas, mais ce n'est pas tout. s'inscrit dans la longue lignée des compositeurs inspirés par lui, et comme d'autres, comme Beat Furrer qui a donné, en allemand, une version très personnelle des Aveugles, il s'inspire non des grands drames franchement oubliés de Maeterlinck, mais des pièces courtes qu'il publia au cours des années 1890. L'invisible, créé en 2017 à la Deutsche Oper Berlin, est le dernier opéra de Reimann, et le seul de sa production dans une langue autre que l'allemand. Le seul problème de la soirée, d'ailleurs, est là : on ne comprend pas grand-chose de ce qui est chanté, même quand on a une certaine familiarité avec l'œuvre (l'enregistrement de la création, disponible chez Oehms, présente une diction tout de même plus compréhensible – on attendra avec impatience une version avec des chanteurs rompus à la diction française).

En à peine une heure vingt, met en musique trois pièces, L'intruse, Intérieur et La mort de Tintagiles, en une trilogie où la mort est omniprésente : c'est elle, l'invisible du titre. Reimann, outre le choix pour certains rôles de chanteurs identiques d'une pièce à l'autre, les relie par des intermèdes chantés par trois contre-ténors qui prennent, dans la dernière pièce, le rôle des trois servantes qui apportent la mort à l'enfant Tintagiles.

Pour cette troisième production de l'œuvre, l'Opéra de Francfort a choisi , qui crée un spectacle remarquablement clair et émouvant, avec l'aide décisive du décor de Fabian Wendling. Le spectacle commence par une scène vide, avec l'enfant présent tout au long de la soirée ; la première pièce dessine une scène classique de la vie bourgeoise, autour du repas en commun, mais la nature reprend vite ses droits. Suspendu aux cintres, un morceau de nature luxuriante, d'un vert soutenu, accueille la petite famille de la deuxième pièce, Intérieur ; mais sous ce vert, on distingue la couche d'humus et les racines des plantes : c'est à ce niveau que se tiennent les autres personnages de la pièce, qui connaissent déjà la nouvelle qui va détruire le bonheur de la famille et doivent le leur annoncer. Dans la troisième pièce, cette nature n'apparaît plus qu'en haut de scène, et les racines prennent la dimension de lianes inquiétantes, en phase avec ce que le texte décrit du sinistre château de la reine mortifère.

Surtout, cette mise en scène terrienne, soulignant les contrastes d'ombre et de lumière, se place à une distance idéale de la tonalité générale de l'œuvre de Reimann. Le thème de la mort y est primordial, et l'âpreté de l'écriture orchestrale qu'on connaît bien depuis son célèbre Lear (1978) est souvent audible. Mais L'invisible n'est pas un drame cosmique comme Lear, le règne de la mort y est traqué dans des situations intimes. La menace y est constamment présente, mais toujours en arrière-plan, et il n'y a pas de place pour la violence paroxystique qu'on rencontre dans Lear. Quand la mort s'empare d'un personnage, elle le fait de façon paradoxalement douce, implacable certes, mais elle n'est que le dernier souffle d'air qui fait s'éteindre la flamme – la peur qui la précède est bien plus angoissante qu'elle.

Les chanteurs réunis à Francfort sont tous différents de ceux de la création berlinoise : ces derniers, certes, avaient sans doute pu travailler directement avec Reimann, mais leurs collègues de cette nouvelle production ne souffrent pas de la comparaison, à l'exception du problème assez douloureux de la diction française. L'œuvre ne favorise pas les performances individuelles, c'est certain, et c'est l'ensemble de la troupe qui parvient à émouvoir ce soir ; on distinguera tout de même parmi les interprètes la noble tristesse des personnages de vieillards interprétés par ainsi qu', notamment en Ygraine dans la troisième pièce, sans oublier le beau trio de contre-ténors qui donne avec toute la douceur des trois voix réunies une forme à la présence de la mort. Sans oublier l'enfant (Victor Böhme), particulièrement bien dirigé : son rôle est d'autant plus capital que Reimann, au soir de sa vie, a dédié cette œuvre ultime à son frère Dieter, mort à 13 ans lors d'un bombardement en 1944.

Crédits photographiques :© Monika Rittershaus.

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Francfort. Opernhaus. Aribert Reimann (1936-2024) : L’invisible, Trilogie lyrique, d’après Maurice Maeterlinck. Mise en scène : Daniela Löffner ; décor : Fabian Wendling ; costumes : Daniela Selig.
L’intruse : avec Erik van Heyningen (Grand-père), Sebastian Geyer (Père), Gerard Schneider (Oncle), Irina Simmes (Ursule), Cláudia Ribas (Servante), Viola Pobitschka (Mère), Karolina Makuła (Sœur de charité)…
Intérieur : Erik van Heyningen (Vieux), Gerard Schneider (Etranger), Karolina Makuła (Marthe), Irina Simmes (Marie), Sebastian Geyer (Père), Viola Pobitschka (Mère)…
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