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À Bozar-Bruxelles, le térébrant Dies Irae conçu par Patricia Kopatchinskaja

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30-III-2025 : Bruxelles. Bozar. Salle Henry Leboeuf. Klara Festival . « Dies Irae a staged concert ». Giacinto Scelsi (1905-1988) : Okanagon (diffusion d’enregistrement); Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) : Battalia à dix, extraits; George Crumb (1929-2022) : Black angels, pour quatuor à cordes amplifié, extraits; Jimi Hendrix (1942-1970) : The star spangled banner, sound design par Jonas Link; Patkop (1977) : Die Wut, pour violon et cordes; Antonio Lotti,(1667-1740) : Cruxifixus à dix; improvisation sur le psaume 140 byzantin; John Dowland (1563-1626) : Lachrimae antiquae novae; Galina Ustvolskaya (1919-2006) : Composition II « Dies Irae », pour piano, huit contrebasses et percussion; Dies Irae grégorien. Avec : Patricia Kopachinskaja, violon , percussion et direction artistique,; Anthony Romaniuk, piano et clavecin; des membres de l’Aurora Orchestra de Londres; Vox Luminis, dirigé par Lionel Meunier; les classes de trombones des conservatoires de Bruxelles.

En clôture du , , en compagnie de membres de l', du multi-claviériste , et de l'ensemble vocal de , livre son concert « Dies Irae », métaphore musicale de l'état présent, très préoccupant, de notre monde : au-delà du geste musical.

Klara ? Tel est le nom de la chaîne radiophonique publique d'expression flamande consacrée à la musique classique et au jazz. A chaque printemps depuis 2004, la station organise son propre festival, planifié sur une dizaine de jours, en partenariat avec plusieurs salles bruxelloises. Pour son vingtième anniversaire, une programmation pléthorique répond au slogan de la manifestation : « We are now »…par un dialogue entre problèmes sociétaux et expression artistique, par un soutien fervent à la création doublé d'une mise en perspective actualisée de l'histoire de la musique :  les organisateurs ont fait appel comme marraine et artiste en résidence à la revigorante violoniste, compositrice et aussi performeuse Patricia Kopatchinskaya, pour trois concerts.

Pour la soirée de clôture du festival, la musicienne présente son projet scénique « Dies Irae », créé à Lucerne en septembre 2017, et repris depuis – avec parfois quelques aménagements de répertoire – notamment à Salzbourg ou au Festival de Saint-Denis.


Le jour de Colère, c'est un véritable cri, autant d'alarme que de révolte, face à l'état présent de la planète : mais depuis trois ans – et la chronique en ces colonnes du spectacle salzbourgeois, légèrement différent quant à son agencement – au changement climatique, sont venus s'ajouter la guerre en Ukraine, le risque d'extension du conflit et une période d'immense incertitude géopolitique. Ce spectacle totalisant dépasse donc le projet purement musico-écologique initial, et telle une nouvelle messe pour le Temps présent, suscite, hic et nunc, pour tout spectateur sensible une réflexion quasi métaphysique au sujet de notre humaine condition et du délabrement de notre environnement planétaire.

La salle Henry Leboeuf prend par son décorum du jour, des allures de Palais des Sports, ave ces fumigènes brumeux ou ces éclairages bleus-violacés. Est diffusé, en guise de musique d'accueil, un enregistrement du rituélique Okanagon « le battement du cœur de la Terre » de , pour harpe contrebasse et gong. Mais à l'extinction des lumières ce sont les bruits de bottes qui font soudainement irruption : sur ce, une dizaine de musiciens issus de l' londonien – cet orchestre  « jeune » fondé par Nicholas Collon et Robin Ticciati et jouant les œuvres du grand répertoire par cœur, sans partition –  entrent martialement en scène et entament la fameuse Battalia à dix de Heinrich Ignaz Franz von Biber – donnée sous forme d'extraits – sous la férule de notre soliste, plus échevelée que jamais, et peu soucieuse de la beauté du son ou de la pureté d'intonation…

L'essentiel est ailleurs et l'extraversion est à son comble : cela tape du pied, bondit, exulte, ferraille – le clavecin d' ! –  la « bande des fêtards à l'humour gras » devient quolibet ou chaque musicien y va, à gorge déployée, de son intervention chantée  dans sa langue maternelle, dans un hilarant capharnaüm…mais bien vite l'ambiance se crispe et alterne avec cette fantaisie baroque débridée, évocation rustique d'une guerre presque « pour rire », des extraits beaucoup plus macabres et prophétiques des Black Angels de pour quatuor à cordes amplifié, (saluons la magnifique intervention soliste du violoncelliste dans l'intermède « God-music ») dénonciation in illo tempore des horreurs de la guerre du Vietnam, prenant dans le contexte actuel une tout autre résonnance. A un sound design (doublé d'un bref montage vidéo) de Jonas Link autour du Star Spangled Banner revisité par   au festival de Woodstock 1969 – dans la même veine protestataire – s'enchaîne Die Wut – la colère – courte composition paroxystique (2012) pour violon principal – totalement déjanté – et cordes de Patkop (sobriquet à peine déguisé de notre soliste !).

Après ce maelström sonore, la seconde partie de ce concert hors du commun prend une dimension eschatologique, aux frontières du théâtre musical, par le truchement d'un habile montage musical : l'un des nombreux Cruxifixus d' est (superbement) défendu depuis la salle par l'ensemble spatialement éclaté, de , idéal d'intonation et de piétisme, pour un moment suspendu de dolorisme extatique. Comme une annonce des Temps Ultimes, une pléthore de trombonistes (issus des classes des conservatoires de Bruxelles) font une irruption bruyante au parterre –  avant une improvisation basée sur le psaume 140 de la liturgie byzantine (Et l'homme violent, le malheur l'entraîne à sa perte) et un ultime retour des cordes (jouées senza vibrato, à la manière d'un consort de violes), pour la Pavane lachrymae antiquae novae de Dowland – sublimement élégiaque –  à laquelle se référait obliquement une des séquences des Black Angels de Crumb données plus tôt.

Liturgiquement, est porté alors en scène le cube de bois – ici en forme de cercueil ! – nécessaire à l'exécution de la Composition II  » Dies Irae » – (1972-73) de Galina Ustvolskaya – où ce sommaire instrument percussif est associé au piano (tenu aussi par l'excellent et ébouriffant ) et à … huit contrebasses, toutes irréprochables d'intonation et de cohésion  : très théâtrale, mutée en maîtresse de cérémonie et armée de deux marteaux monumentaux assène de violents coups au couvercle – tout au long des 20 minutes de la radicale partition – des protections auditives ont été mises à disposition des premiers rangs  d'auditeurs ! Mais on est surtout frappé par le geste symbolique au-delà de lexécution musicale minutieuse de ce rituel à la fois spirituel et cruel, aux contrastes de nuances paroxystiques, aux mélopées gluantes, aux dissonances poignantes et incessantes, et aux apogées terrifiantes, le tout sous l'oppressante image, projetée sur le grand orgue, et grossissant à vue d'œil, d'une terre désertique et craquelée.

Pour clore ce cérémonial quasi funèbre, depuis les coulisses entame une ultime procession vers la scène réglée par les métronomes asynchrones – on pense au poème symphonique très Fluxus de Ligeti !-  et entonne le Dies Irae grégorien, qui s'éteint perdendosi…Seule en scène, décide après un long silence juste perturbé par quelques ultimes et esseulés battements – la noire à 60, tel un battement cardiaque – de l'extinction des feux, et de la Fin du Temps.

On l'aura compris : au-delà de toute option d'interprétation musicale, certes parfois contestable par les outrages de sa frénésie furieuse (Biber, Crumb), Patricia Kopatchinskaja lance une ultime et virulente semonce : pour sauver ce qui peut encore l'être de notre planète et de notre humanité, le temps est irrémédiablement compté, et la colère ne gronde déjà plus : elle nous explose aux oreilles, au gré de la mise en scène et en abyme de ce concert-spectacle des plus singuliers et interpellant. Une expérience éthique et esthétique à vivre, aussi intrigante que bouleversante.

Crédits photographiques : ©

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