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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg
F comme France, Friede auf Erden.
France : Schoenberg et la France
Juste avant la Grande Guerre, le nom de Schoenberg est connu des cercles musicaux et artistiques parisiens, certes assez discrètement – eu égard à l'effervescence suscitée par les créations des Ballets Russe s- mais de manière déjà assez prégnante.
La Société de Musique Indépendante fondée en 1904 par Ravel, Koechlin, Schmitt, et placée sous la présidence de Fauré, veut assurer la diffusion sans aucune distinction d'origine nationale ni esthétique d'écriture, des œuvres musicales contemporaines dans toute leur diversité. Le Mercure Musical, bras éditorial de l'institution, confie, en son numéro du 15 mars 1912, un important dossier de présentation dû au compositeur autrichien, à son disciple Egon Wellesz : au-delà du tracé bio et bibliographique, et de l'évocation d'une certaine filiation mahlérienne, y sont largement évoquées les œuvres plus récentes (l'incipit de deuxième quatuor à cordes y est même reproduit !), les recherches en matière d'atonalité et de couleurs orchestrales, et enfin l'apport théorique avec une évocation du tout récemment paru Traité d'harmonie (Harmonielehre).
On retrouve trois fois le nom de Schoenberg au sein d'une programmation éclectique au possible des saisons 1913-14. Elie Robert Schmitz donne le 28 mai 1913, soit la veille même de la création du Sacre du printemps de Stravinsky au Théâtre des Champs Elysées, la première audition française des atonaux Klavierstücke opus 11. Au théâtre du Châtelet, le 22 juin suivant, au sein d'un vaste et très diversifié concert symphonique codirigé par Thomas Beecham, Alfredo Casella et Oskar Fried, ce dernier accompagne la soprano Marya Freund un extrait des Gurre-Lieder alors fraîchement créés. L'année suivante, le 9 février, nous retrouvons Alfredo Casella mais cette fois au piano : homme entre deux cultures, formé à Paris, il est toutefois aussi proche de Ravel ou Debussy qu'il l'a été de Mahler et de sa succession : il n'est donc pas très étonnant de le voir donner en première audition française les six petites pièces pour piano de l'opus 19 !
Revenons en décembre 1912. Le 8, à midi, à Berlin et sur l'invitation de Schoenberg, Igor Stravinsky assiste en la Choralionsaal à une des premières exécutions du Pierrot Lunaire. L'impression sur le jeune russe est colossale : Stravinsky parlera d'un « (coup de poing dans le) plexus solaire non moins que (dans) l'esprit de la musique du début du XXe siècle » et plus tard dira « J'étais conscient qu'il s'agissait là de la plus presciente confrontation de ma vie. » . Revenant à Paris, il fait part à son ami Ravel de cette révélation esthétique, ce dernier imagine alors » le projet mirifique d'un concert scandaleux » (sic) où l'on donnerait à Paris l'œuvre en compagnie de nouvelles créations « françaises » influencées par ce modèle. Si l'évènement n'aura pas lieu, et la création locale du Pierrot Lunaire différée d'une dizaine d'années, les amis composeront des cycles de mélodies pour voix et petit ensemble dans la lignée de leur modèle. Ce seront quelques singuliers chefs d'œuvres aux dimensions inversément proportionnelles à leur importance esthétique : aux haï-kaï musicaux des Trois poèmes de la lyrique japonaise stravinskiens répondent les Trois poèmes de Mallarmé de Ravel, sans oublier les sublimes mais moins connus quatre poèmes hindous de Maurice Delage.
Durant la Grande Guerre, alors que la musique austro-allemande contemporaine est victime dans le chef des programmateurs d'un ostracisme compréhensible dans le contexte belliciste mais apparaissant, à plus d'un siècle de distance, quelque peu outré, Ravel pourtant patriotiquement engagé dans le conflit où il perdra nombre d'amis proches, refuse le nationalisme culturel aveugle. Depuis le front, il envoie une missive le 7 juin 1916 à la Ligue nationale pour la défense de la musique française qui souhaite « condamner au silence l'Allemagne moderne pangermaniste » visant clairement les avant-gardes berlinoises et viennoises. Ravel répond : « Il m'importe peu que M. Schoenberg par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n'en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d'intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. »
En 1920, alors que l'Europe panse les graves cicatrices liées au conflit apocalyptique, loin des premiers accords internationaux, la Société d'exécutions musicales privées viennoise, créée par Schoenberg, invite Maurice Ravel à Vienne. Il semble que de nouveau Marya Freund et son amie intime Alma Schindler, veuve Mahler, soient à l'origine de l'initiative, relayée par des voies diplomatiques franco-autrichienne. Ravel voit dans ces circonstances plusieurs de ses œuvres jouées en la capitale autrichienne, et y donne dans une version à deux pianos – avec Casella – devant un auditoire local médusé, venu entendre des délicates musiques françaises dans le style de Ma Mère L'oye- la Valse, l'apocalyptique et cinglant poème chorégraphique initialement intitulé Wien ! Renvoi d'ascenseur de bon aloi, Ravel invite son contemporain viennois à Paris au nom de la S.M.I.-invitation concrétisée sept ans plus tard.
Ce n'est donc finalement qu' en janvier 1922 que Pierrot lunaire est créé en France, dans le cadre des tout nouveaux « Concerts salades » de Jean Wiener. Dans l'assistance figurent Ravel, Koechlin, Roussel, Satie et les Six, Florent Schmitt, qui signe le programme. Marya Freund, encore elle, est à l'initiative de cette création. C'est elle qui révèle l'existence de l'œuvre à Wiener et lui prête sa propre partition. Elle en est la soliste du sprechgesang mais en français pour ne pas heurter les sensibilités nationalistes alors toujours vivaces. Jacques Benoist-Méchin retraduit, au plus près de la métrique de la partition, en français, l'adaptation en allemand d Hartleben des poèmes du belge francophone Albert Giraud ! C'est Darius Milhaud qui dirige, pour une collaboration reconduite à de nombreuses reprises par la suite en particulier, l'année suivante en privé à Vienne chez Alma veuve Mahler pour une double audition en présence de Schönberg, qui en propose parallèlement en seconde partie de concert, sa propre interprétation, récitée en allemand par Erika Stiedry-Wagner.
Schoenberg, loin de tout dogmatisme, en profite pour inviter en sa Société Viennoise Francis Poulenc et Darius Milhaud dont les œuvres récentes sont mises en parallèle avec celles de ses propres disciples. Les deux membres du groupe des Six sont invités également en privé à Mödling où ils peuvent déjeuner et faire de la musique en privé avec Alban Berg et Anton Webern. Il reste quelques témoignages de cette rencontre, quelques photos, un exemplaire des Promenades envoyé par Poulenc a posteriori avec une chaleureuse dédicace (« Mon cher Schönberg…, je garde avec joie le souvenir de cette bonne après-midi passé avec vous. J'espère vous revoir bientôt »), ou encore en résulte une indéfectible amitié entre Darius et Arnold, qui sera revivifiée lors de l'exil sur les hauteurs de Los Angeles aux heures les plus sombres de l'exil et du second conflit mondial. Milhaud dédiera d'ailleurs au maître autrichien son audacieux et polytonal cinquième Quatuor à cordes opus 64, composé peu avant la visite à Mödling en 1920.
Toujours en 1922, à Paris, André Caplet dirige avec un succès certain la première audition française des Cinq pièces pour orchestre opus 16 de l'Autrichien, pourtant sises aux antipodes de ses propres recherches esthétiques récentes. Le succès intrigant est tel que l'œuvre est reprogrammée l'année suivante par Walther Straram, qui jouera et défendra Schoenberg jusqu'à sa disparition précoce en 1933, tant dans le cadre des activités de la S.I.M.C (société internationale de musique contemporaine), que dans celles de son propre orchestre.
Mais c'est finalement en décembre 1927 que peut enfin se tenir, comme promis jadis par Ravel à Paris, un premier festival Schönberg. De nouveau, Marya Freund en est la cheville ouvrière et agit beaucoup en coulisses pour solutionner les difficultés matérielles liées à cette venue et à ce séjour assez long. La manifestation s'articule en deux temps forts, tous deux dirigés par l'auteur : d'une part un concert symphonique donné avec le concours de l'Orchestre Colonne et où sont donnés, outre l'orchestration de deux préludes de choral de Bach, Pelléas et Mélisande, opus 5, le Lied der Waltaube extrait de la fin de la première partie des Gurre-Lieder, et le Pierrot Lunaire dans sa version française. Le second concert est plus important encore, donné avec le concours de l'indéfectible pianiste Eduard Steuermann qui est du voyage, et fait écho aux créations les plus récentes du maître et à ses premiers essais dans la voie de la musique à douze sons. Outre à la première française, tant des juvéniles Lieder opus 6 que de la toute récente Suite pour piano opus 25, semble-t-il (l'affiche mentionne des pièces pour piano mais ce ne seraient pas celles de l'opus 23), est donnée en création mondiale la Suite opus 29 pour trois clarinettes, trio à cordes et piano, opus 29, l'un des plus hauts et accessibles chefs d'œuvre de la période dodécaphonique.
Schoenberg est également invité à l'ambassade d'Autriche et participe à trois évènements privés assez mondains, dont la première française (privée) de l'austère Quintette à vents opus 26, chez Jeanne Dubost. Il donne également deux fois la (même) conférence Conviction ou Connaissance, à la Sorbonne, le 6, puis à l'École Normale de Musique, le 12. Le sujet central en est l'émancipation de la dissonance menant à la fin du système tonal et à l'émergence du système « égalitaire » à douze sons pour l'y substituer. La critique journalistique est plutôt dans l'ensemble favorable : cette venue est couronnée de succès mais malgré quelques autres auditions publiques avant le second conflit mondial, la musique de Schönberg est diffusée par la suite de manière plutôt confidentielle en France. Ainsi, en 1939, Boris de Schloezer souligne le paradoxe d'une réputation locale liée à l'importance de la pensée, inversément proportionnelle au nombre d'exécutions et de la connaissance en profondeur tant des partions que de leurs tenants et aboutissants esthétiques.
Rappelons que, sur le strict plan biographique, la petite famille (le maître, sa seconde épouse Gertrud et sa fille Nuria alors âgée d'un an) fuyant l'Allemagne nazie dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir, arrive à Paris le 17 mai 1933 et y demeure quelques mois avant de gager le bassin d'Arcachon et de s'embarquer pour les U.S.A. C'est en la synagogue parisienne de la rue Copernic qu'Arnold se (re)convertît au Judaïsme de ses origines, le 24 juillet 1933, avec comme témoin Marc Chagall.
Après le second conflit mondial, René Leibowitz revendiquant l'enseignement historiquement peu ou pas documenté d'Anton Webern, devient l'un des correspondants « officiels » français et européens les plus en vue du « vieux » maître, alors muré dans son exil californien… Son Introduction à la musique à douze sons, aujourd'hui éditée par les éditions de l'Arche, ou sa concise, très didactique et plus vulgarisatrice au sens noble du terme (bi)b(l)iographie parue au Seuil dans la Collection Solfèges demeurent des premiers jalons importants pour la diffusion de la pensée et de l'œuvre schoenbergien en sphère francophone.
Bien entendu, un Pierre Boulez, dans la succession de son mentor Hans Rosbaud, aura (en totale opposition avec son juvénile pamphlet Schoenberg est mort) comme chef d'orchestre et d'institution, un rôle essentiel dans la diffusion et la programmation hexagonale de l'œuvre de son aîné, depuis les années pionnières du Domaine Musical jusqu'à ses dernières années d'activité. Mais d'autres chefs, souvent d'origine non hexagonales agiront aussi en véritables défricheurs locaux. Par exemple Moïse und Aron sera créé en version de concert sous la direction d'Hermann Scherchen au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre du Théâtre des Nations, dès mars 1961, en langue allemande, soit seulement sept ans après a création mondiale hambourgeoise. Et l'Opéra de Paris, en 1973, au début de l'ère Rolf Liebermann, en assurera la première scénique française dans une adaptation française du livret due à Antoine Goléa. La direction musicale sera alors confiée sous la direction de Georg Solti.
Friede auf Erden (Paix sur terre), chœur a capella opus 13
L'œuvre pour chœur a capella de Schönberg demeure certainement un des pans les moins connus et les moins fréquentés de son catalogue, en raison de ses assez terribles difficultés d'intonation et d'une certaine ascèse de pensée. Friede auf Erden, le premier essai converti dans le genre après plusieurs essais inédits ou fragmentaires, a gagné une certaine popularité par son sujet aux préoccupations humanistes.
Le poème de Conrad Ferdinand Meyer d'inspiration chrétienne en son exorde fait clairement allusion au chœur des Anges à la crèche, puis stigmatise les instincts belliqueux des Hommes, (deuxième strophe). La foi en une humanité meilleur et réconciliée – la guerre ne pourra durer pour toujours – (troisième strophe) et débouche, en l'ultime paragraphe sur l'Espérance en une race royale (königlich Geschlecht) dont les trompettes claires retentiront pour célébrer une Paix Universelle sur Terre.
Le numéro d'opus est trompeur. A la suite d'une parution assez tardive, comme les deux ballades pour voix et piano, la composition s'intercale entre la première symphonie de chambre elle aussi à la tonalité très élargie et les premières compositions atonales ( deux derniers mouvements avec voix du quatuor opus 10, trois pièces pour piano opus 11).
L'œuvre repose sur une claire opposition des tonalités de ré mineur et ré majeur, certes au gré d'un parcours harmonique et contrapuntique d'essence canonique des plus aventureux, suivant les moindres méandres du texte littéraire. Il y a donc ici une relative accessibilité du langage musical notamment grâce à des repères motiviques récurrents, la même séquence de quatre notes ponctuant chaque fin de strophe.
Selon Egon Wellesz, l'œuvre aurait été composée pour un concours, sans qu'aucune preuve formelle ait pu confirmer cette allégation, certaines esquisses dans les fameux carnets de note du compositeur s'étalant sur une période de huit mois. La création prévue sous la direction de Franz Schalk en 1908 fut reportée sine die, et c'est finalement en 1912 à la tête de forces viennoises de Franz Schreker en assure la création, apparemment assez triomphale dans une version doublée par un petit orchestre de chambre (bois et cors par deux en sus des cordes, mis au point par le compositeur, et qui sera plus tard révisé par Anton Webern.)
C'est toutefois la mouture originale qui s'impose aujourd'hui : plusieurs chœurs chambristes britanniques (Tenebrae) allemands (le Kammerchor Stuttgart de Frieder Bernius) ou scandinaves (le Chœur d'Eric Ericsson) s'en sont fait les champions rendant pleinement justice, par un effectif assez réduit d'une grande pureté d'intonation, à la clarté de pensée musicale et à l'expressivité de cette superbe page, des versions bien plus recommandables que celle assez épaisse d'un Pierre Boulez à la tête des BBC Singers pour une fois assez compassés et approximatifs.
Crédits photographiques : Alfredo Casella vers 1912 © Domaine public ; Francis Poulenc et Arnold Schoenberg le 6 juin 1922 à Mödling © Arnold Schoenberg Center, Wien ; Affiche du concert parisien du 15 décembre 1927.
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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg