Plus de détails
Berlin. Staatsoper. 29-III-2025. Leoš Janáček (1851-1928) : Les voyages de M. Brouček (Výlety páně Broučkovy), opéra en deux actes d’après des nouvelles de Svatopluk Čech. Mise en scène : Robert Carsen ; décor : Radu Boruzescu ; costumes : Annemarie Woods. Avec : Peter Hoare (Matěj Brouček), Aleš Briscein (Mazal, Blankytný, Petřík), Gyula Orendt (Sakristan, Lunobor, Domšík, Svatopluk Čech), Lucy Crowe (Málinka, Etherea, Kunka), Carles Pachon (Würfl, Čaroskvoucí, échevin), Clara Nadeshdin (Hilfskellner, Wunderkind, Student), Natalia Skrycka (Kedruta), Arttu Kataja (Poète, Oblačný, Vacek), Stephan Rügamer (Peintre, voix du professeur, Duhoslav, Vojta), Linard Vrielink (Compositeur, Harfoboj, Miroslav). Choeur de la Staatsoper Berlin, Staatskapelle Berlin ; direction : Simon Rattle.
Robert Carsen ne parvient pas résoudre les apories d'une œuvre problématique, mais orchestre et chanteurs défendent avec conviction la musique d'un compositeur en pleine transition.
On n'a pas souvent l'occasion de voir Les Aventures de M. Brouček, qui occupa Janáček pendant une bonne partie des années 1920 : on ne peut pas dire que cette longue gestation, entre autres à propos d'insolubles problèmes de livret, a abouti à un résultat pleinement favorable, et cette nouvelle production créée au festival Janáček de Brno avant d'arriver à Berlin en porte elle aussi la trace, un siècle plus tard.
Robert Carsen propose de placer l'œuvre dans le contexte perturbé des années 1968-1969, cruciales aussi bien pour le monde occidental que pour la Tchécoslovaquie : le premier voyage, où le médiocre Brouček rencontre le peuple de la lune, est donc situé à Moonstock, et la comparaison du summer of love, flower power en étendard, avec les élucubrations artistico-éthérées de la troupe originale qui peuple la lune se justifie pleinement, mais elle ne parvient pas vraiment à donner un sens au projet théâtral de Janáček. Le résultat est divertissant, mais un peu vain. La vision grand spectacle de Carsen a ses mérites, mais les scènes lunaires souffrent, plus que les autres, d'une forme de dispersion qui ne permet pas de comprendre qui sont les personnages et quels sont leurs raisons d'être.
Le spectacle ne devient donc vraiment pertinent qu'avec le second voyage de Brouček, qui l'amène en 1420, dans la Prague des guerres hussites : le parallèle fait entre les chars soviétiques écrasant le Printemps de Prague et les troupes impériales, essentiellement germaniques, envoyées par le roi Sigismond, s'impose avec évidence, et la forte charge émotionnelle des vidéos de 1968 donne aux événements racontés dans l'opéra toute la présence nécessaire – et tant pis si le public d'aujourd'hui est un peu dépassé par les allusions historiques du livret : la figure libératrice d'Alexander Dubček, l'acte désespéré de Jan Palach, eux, parlent encore aujourd'hui, et les dernières années ne leur donnent que plus d'actualité. Dans un décor habile, profond et très théâtral de Radu Boruzescu, on retrouve ici, surtout dans cette deuxième partie, toute l'habileté théâtrale du meilleur Carsen, souvent en berne ces dernières années ; le monde du théâtre lyrique a certes évolué plus vite que lui, mais son relatif classicisme n'est pas mal venu pour une telle œuvre.
Le grand atout du spectacle, cependant, est certainement dans la fosse, avec Simon Rattle à la tête de la Staatskapelle. Même s'il n'y a jamais occupé de poste, Rattle fait depuis longtemps du Staatsoper Berlin son port d'attache lyrique, et particulièrement pour Janáček – il y avait déjà dirigé quatre opéras, il n'y manquait que La petite renarde rusée prévue pour la saison prochaine. Il n'a certes jamais été à la tête d'une maison d'opéra, mais il a un vrai tempérament de chef lyrique, le sens du théâtre et l'adéquation au travail en équipe que l'opéra exige. Dans les passages orchestraux, il donne beaucoup de naturel à cette écriture orchestrale qui n'a pas encore l'incessante mobilité expressive des œuvres tardives de Janáček, mais plus non plus la fluidité post-romantique de Jenůfa ; la Staatskapelle le suit pleinement dans sa volonté de donner allant et couleurs à la partition, dans l'humour (les élans éthyliques de Brouček), dans la puissance dramatique comme dans le pur divertissement. Et les chanteurs, fort heureusement, ne sont pas victimes du véritable souffle symphonique de sa direction : Peter Hoare dans le rôle-titre ne surjoue fort heureusement pas l'ivrogne, mais il a toute la présence nécessaire à ce personnage d'égoïste petit bourgeois. Le couple d'amoureux contrariés, avec Lucy Crowe et Aleš Briscein, a plus de présence encore. Briscein est à l'aise chez Janáček, et son personnage domine souvent la scène ; elle campe une fille simple, plus directe, en rien une princesse, mais avec de la personnalité à revendre : c'est justement ce qu'il faut ici. Gyula Orendt, parmi tous les rôles qu'il assume au cours de la soirée, a aussi le rôle du poète, ce Svatopluk Čech inconnu chez nous, mais qui a inspiré Janáček : ce dernier l'a fait apparaître au début de l'acte hussite, pour raviver les idéaux fanés de ses contemporains, et Carsen lui donne l'apparence de Dubček telle qu'une vidéo venait de nous les rappeler ; cette scène qui pourrait tomber dans le grandiloquent prend une force émotionnelle irrésistible.
La soirée n'aura donc pas suffi à dissiper toutes les interrogations que suscite l'œuvre elle-même, mais le véritable triomphe que réserve le public aux interprètes montre du moins qu'ils ont réussi à en donner une vision convaincante. Il faut espérer qu'une vidéo permettra de conserver la trace d'un spectacle propre à faire mieux connaître l'œuvre.
Crédits photographiques : © Arno Declair
Plus de détails
Berlin. Staatsoper. 29-III-2025. Leoš Janáček (1851-1928) : Les voyages de M. Brouček (Výlety páně Broučkovy), opéra en deux actes d’après des nouvelles de Svatopluk Čech. Mise en scène : Robert Carsen ; décor : Radu Boruzescu ; costumes : Annemarie Woods. Avec : Peter Hoare (Matěj Brouček), Aleš Briscein (Mazal, Blankytný, Petřík), Gyula Orendt (Sakristan, Lunobor, Domšík, Svatopluk Čech), Lucy Crowe (Málinka, Etherea, Kunka), Carles Pachon (Würfl, Čaroskvoucí, échevin), Clara Nadeshdin (Hilfskellner, Wunderkind, Student), Natalia Skrycka (Kedruta), Arttu Kataja (Poète, Oblačný, Vacek), Stephan Rügamer (Peintre, voix du professeur, Duhoslav, Vojta), Linard Vrielink (Compositeur, Harfoboj, Miroslav). Choeur de la Staatsoper Berlin, Staatskapelle Berlin ; direction : Simon Rattle.