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Fatma Saïd dans le Lied : attention, coup d’éclat

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Franz Schubert (1797-1828) : Ständchen D.957/4, Der Hirt auf dem Felsen, Ständchen (Notturno) D.920, Auf dem Wasser zu singen, Der Zwerg; Fanny Mendelssohn (1805-1847) : Suleika und Hatem; Felix Mendelssohn (1809-1947) : Die Liebende schreibt, Hexenlied, Suleika, Ich wollt‘, meine Lieb ergösse sich; Robert Schumann (1810-1856) : Widmung, Singet nicht in Trauertönen, Unterm Fenster, Liebeslied, In der Nacht; Johannes Brahms (1833-1897) : Lerchengesang, Wie Melodien, Da unten im Tale, Immer leise wird mein Schlummer, Ophelia-Lieder. Fatma Said, soprano; Huw Montague Rendall, baryton; Malcolm Martineau, Yonatan Cohen et Joseph Middleton, piano; Sabine Meyer, clarinette ; Anneleen Lenaerts, harpe; Quatuor Arod (Jordan Victoria, Alexandre Vu, Tanguy Parisot, Jérémy Garbarg) ; chœur d’hommes Walhalla zum Seidlwirt. 1 CD Warner Classics enregistré en octobre et décembre 2023 à Berlin-Wansee, Andreaskirche, et en mai 2024 à Londres, St Gabriel Church. Notice de présentation, textes et traductions en anglais, français, allemand. Durée : 69 :14.

 

Si on ne connait pas bien la biographie de , on peut être étonné de voir une soprano égyptienne s'essayer au Lied allemand, et de surcroit avec des « tubes » archi-connus et enregistrés par d'immenses prédécesseurs. Le pari est audacieux.

Après un premier récital brillant consacré à la mélodie française et à des mélodies populaires arabes ou andalouses, que vient-elle faire dans les Lieder ? La notice nous éclaire sur ce qui n'est pas un coup d'essai : quoiqu'issue d'une famille égyptienne, elle a fait toute sa scolarité en allemand, de la maternelle jusqu'au conservatoire de Berlin. Qui plus est, c'est avec les Lieder qu'elle a appris à chanter, et c'est comme Liedersängerin qu'elle a commencé sa carrière d'artiste. S'il ne lui fallait qu'un seul disque, c'était donc bien un disque de Lieder. Il faut admettre que ne s'est pas trompée de vocation, et qu'elle dispose de talents remarquables pour ce répertoire. Une accointance immédiate avec l'idiome allemand que montrent des consonnes parfaitement assumées, soit, mais aussi un souffle long, un legato admirablement modelé, et surtout une palette de couleurs extraordinaire, allant du clair le plus lumineux au foncé le plus dense. De tout cela, elle joue avec un goût parfait et pénètre dans le climat ou l'émotion de chaque poème, parfois par un chemin inattendu, mais toujours avec une grande justesse.

Le récital commence, non sans une certaine audace, avec le célébrissime Ständchen extrait du Schwanengesang de Schubert. On peut être décontenancé un bref instant par tant de fraicheur et de splendeur vocale, et en même temps par une articulation légèrement ouatée. Mais très vite, la longueur de la ligne et la fausse naïveté de l'approche nous conquièrent, nous enlacent et nous fascinent. Le parti-pris du rêve éveillé devient clair, et ce parti-là est parfaitement légitime. Nous avons tant entendu de barytons allemands désespérés chanter cette sérénade au bord du ravin, la corde au cou et le pistolet contre la tempe, qu'on est surpris de l'entendre prise comme Après un rêve de Fauré. Et pourtant, cela fonctionne admirablement. Cet onirisme n'est pas un hédonisme, et une légère Sehnsucht (nostalgie) se ressent également, mais loin en arrière-plan, ce qui fait que ce choix interprétatif reste authentiquement schubertien.

Le programme continue avec un Hirt auf dem Felsen d'anthologie. Tout est là, immédiatement, irrésistiblement. La joie, la lumière, le désir, la nostalgie (toujours…), les larmes, l'impatience, et tout ça rien que dans les couleurs de sa voix. Bien sûr, elle est très aidée par deux grands vétérans, au piano et à la clarinette. est comme à son habitude excellent pour créer les ambiances, les climats. Pour planter un décor bucolique, pour faire ressentir la vastitude d'un panorama, il n'a pas son pareil. Quant à , elle est tout aussi époustouflante : sa clarinette donne un son d'une plénitude magique, et son legato doit faire sourire d'aise les mânes de Walter Legge. A virtuosité égale avec la soprano, et avec des lignes de chant savamment emmêlées, le berger met toute son âme dans son chalumeau. Ce Pâtre-là, avec une telle fraîcheur printanière, avec cette naïveté lucide, c'est plus qu'une réussite : c'est un sommet de la discographie, à placer entre Margaret Price et Elisabeth Schumann.

Continuons avec Schubert et Auf dem Wasser zu singen, puisque décidément, n'a pas froid aux yeux, et constatons que là, elle n'est plus que seulement excellente. Oui, le glissement de l'âme comme de la barque dans les reflets du couchant, dans le frémissement des vaguelettes, est superbement rendu. Mais il manque encore un degré ultime d'élévation, d'aspiration vers l'au-delà comme un mouvement de fond qui se lève de strophe en strophe, et c'est presque un soulagement de constater que notre soprano surdouée a encore devant elle un potentiel de maturation. Der Zwerg, en revanche, est déjà complètement abouti. Le dramatisme est maximum, le profilage de chaque personnage est saisissant et l'avancée de la barque vers l'issue fatale impressionnante. A ce point de finesse artistique, on regrette qu'elle n'ait pas enregistré aussi Die Junge Nonne et Erlkönig.

Les Mendelssohn sont au même niveau que les Schubert. Dans le Hexenlied, Fatma Saïd ose une expressivité furieuse, à la limite du Sprechgesang, mais tout en restant dans le cadre d'un beau chant. Le contraste avec Die Liebende schreibt, désarmant de simplicité, est étonnant. On peut ne pas s'enthousiasmer pour l'adaptation de Brahms à la harpe, et regretter tout ce qu'un piano peut dire dans Lerchengesang, Immer leiser, etc…, mais il faut reconnaitre que le duo est charmant et porteur d'une poésie subtile. Fatma Saïd aime travailler en équipe, et le montre encore dans quatre duos avec Huw Montague-Rendall (dont on sait de quoi il est capable dans le Lied, lui aussi), et avec les Ophelia-Lieder où elle choisit l'adaptation d'Aribert Reimann pour quatuor à cordes. Dans cet accompagnement un peu âpre, le raffinement et la discrétion de ses inflexions atteignent une émotion indicible. Là encore, la réussite est complète. Schumann ne résiste pas davantage que les autres compositeurs, et le célèbre Widmung d'une effusion presque primesautière nous emporte.

Il ne fait aucun doute qu'avec cet enregistrement, Fatma Saïd s'impose d'emblée comme une grande dame dans le monde du Lied, et sa contribution dans une discographie pléthorique apporte un souffle de fraicheur délicieux et particulièrement bienvenu. Un album à se procurer de toute urgence, et à conserver précieusement !

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Franz Schubert (1797-1828) : Ständchen D.957/4, Der Hirt auf dem Felsen, Ständchen (Notturno) D.920, Auf dem Wasser zu singen, Der Zwerg; Fanny Mendelssohn (1805-1847) : Suleika und Hatem; Felix Mendelssohn (1809-1947) : Die Liebende schreibt, Hexenlied, Suleika, Ich wollt‘, meine Lieb ergösse sich; Robert Schumann (1810-1856) : Widmung, Singet nicht in Trauertönen, Unterm Fenster, Liebeslied, In der Nacht; Johannes Brahms (1833-1897) : Lerchengesang, Wie Melodien, Da unten im Tale, Immer leise wird mein Schlummer, Ophelia-Lieder. Fatma Said, soprano; Huw Montague Rendall, baryton; Malcolm Martineau, Yonatan Cohen et Joseph Middleton, piano; Sabine Meyer, clarinette ; Anneleen Lenaerts, harpe; Quatuor Arod (Jordan Victoria, Alexandre Vu, Tanguy Parisot, Jérémy Garbarg) ; chœur d’hommes Walhalla zum Seidlwirt. 1 CD Warner Classics enregistré en octobre et décembre 2023 à Berlin-Wansee, Andreaskirche, et en mai 2024 à Londres, St Gabriel Church. Notice de présentation, textes et traductions en anglais, français, allemand. Durée : 69 :14.

 
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1 commentaire sur “Fatma Saïd dans le Lied : attention, coup d’éclat”

  • Edouard Bailly dit :

    Excellente chronique-critique ! Qui rend pleinement justice au talent de Fatma Saïd ! Merci pour elle… .

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