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À Genève, La Khovantchina par Calixto Bieito sauvée par son plateau vocal

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Genève. Grand Théâtre. 25-III-2025. Modeste Moussorgski (1839-1881) : La Khovantchina, drame musical en cinq actes sur un livret du compositeur et de Vladimir Stassov (orchestration de Dimitri Chostakovitch avec finale d’Igor Stravinsky). Mise en scène : Calixto Bieito. Décors : Rebecca Ringst. Costumes : Ingo Krügler. Lumières : Michael Bauer. Vidéo : Sarah Derendinger. Dramaturgie : Beate Breidenbach. Avec Dmitry Ulyanov, Prince Ivan Khovanski ; Arnold Rutkowski, Prince Andrei Khovanski ; Dmitry Golovnin, Prince Vassili Golitsine ; Vladislav Sulimsky, Le boyard Chakloviti ; Taras Shtonda, Dosifeï ; Raehann Bryce-Davis, Marfa ; Liene Kinča, Susanna ; Michael J. Scott, Le Clerc ; Ekaterina Bakanova, Emma ; Igor Gnidi, Varsonofiev ; Emanuel Tomljenović, Kouzka ; Remi Garin, Strechniev, Un confident de Golitsine, Un jeune héraut ; Vladimir Kzakov, Premier Strelets ; Mark Kurmanbayev, Deuxième Strelets. Maitrise du Conservatoire Populaire de Genève / Choeur du Grand Théâtre de Genève (Chef de chœur : Mark Biggins). Orchestre de la Suisse Romande, direction : Alejo Pérez

Disparue de la scène genevoise depuis 1982, La Khovantchina de fait son retour au Grand Théâtre de Genève dans une mise en scène confuse et terne de où un plateau vocal de haut niveau force l'intérêt de cette nouvelle production.


L'opéra débute dans un vaste hall de gare où des passagers embarquent en s'engouffrant dans une ouverture du décor et l'opéra se termine avec ces mêmes passagers poussant un wagon vers le fond de scène. Entre ces deux scènes, dont on ne saisit pas nécessairement l'intention, le metteur en scène s'empare de cette Khovantchina de Moussorgski pour près de quatre heures d'horloge (malgré les coupures faites), de confusion scénique sur le fond d'un livret prolixe. En transposant cette confrontation verbeuse de courants politico-sociaux de la Russie du XVIIe siècle dans une époque contemporaine, occulte toute la poésie visuelle telle que cette Russie-là s'imprime dans l'imaginaire du spectateur. Certains y verront une Russie actuelle avec ses tourments, ses dirigeants, ses intrigues. À moins d'affubler et son opéra d'une perception prémonitoire de l'Histoire, difficile d'accepter cette vision de ce spectacle. Certes dans le programme de la soirée, on présente Calixto Bieito comme nous montrant bien « que ce que l'on raconte n'est jamais ce que l'on veut raconter et que l'on ne voit que ce que l'on veut voir. » Dont acte.

Donc, pas de costumes (Ingo Krügler) évocateurs des grands apparats tsaristes. Les adeptes du maintien de la tradition sont costumés en combattants d'élite, snipers noirs, kakis de camouflage, cagoules ; le grand prêtre Dossifeï, chef spirituel des « vieux-croyants » porte sur un marcel gris-vert, un short noir et des bottes à mi-mollets, un tapis en guise de chasuble. Les protagonistes de la modernité sont eux vêtus de complet-vestons, chemises blanches et cravates. Quant aux décors (Rebecca Ringst), ils s'articulent principalement vers des projections vidéo () sinon laides, caricaturales et incongrues. Comment comprendre la projection de dessin de cet ours rugissant avec, écrite dans une bulle, la maxime : « On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs » ? Les projections vidéo sont pour le moins génératrices de fatigue visuelle et de distraction. Ainsi ce texte en caractères cyrilliques, incompréhensible à beaucoup de spectateurs, qui défile ligne après ligne remplissant petit à petit l'entier des panneaux servant de décor. En outre, on oubliera le mauvais goût de cette scène de nécrophagie en ouverture de spectacle, on s'étonnera de cette vasque de baignoire se promenant seule sur la scène, tout comme de cette construction étrange (peut-être une maquette du Parlement Européen) à laquelle on met le feu pendant qu'orchestre et chanteurs s'efforcent de capter l'attention et que celle du spectateur se perd avec l'indispensable lecture des surtitres.


Fort heureusement, le plateau vocal réjouit plus d'un amateur d'art lyrique. La distribution essentiellement slave voit dans ses rôles principaux des chanteurs familiers avec cet opéra. Au premier rang desquels, il faut relever la basse (Prince Ivan Khovanski), bête de scène indomptable à la voix puissante, sonore, à l'émission projetée, jouant la vulgarité, l'impudeur, l'ivrognerie à souhait. Il occupe la scène avec bonheur. À ses côtés, la prise de rôle du ténor polonais (Prince Andrei Khovanski) s'avère solide. Nous apprécions particulièrement la prestation du ténor (Prince Vassili Golitsine) au timbre typique de l'école russe de chant lyrique. Avec une voix légèrement pincée sans jamais être nasale, le ténor russe récemment loué à Francfort, comme à Lyon dans La Dame de Pique de Tchaïkovski offre l'image d'un personnage d'une morgue assassine. Avec son attitude péremptoire, son chant découpé, lyrique en même temps qu'affirmé, pas besoin d'être de langue russe pour comprendre son discours. L'art consommé de cet artiste parle à chacun.

Autre personnage vocalement et, partant, scéniquement convaincant de cette distribution, le baryton biélorusse (Le boyard Chakloviti), déjà vanté dans nos lignes pour son Macbeth de Verdi à Bâle en 2016 et plus près de nous en Mazeppa de Tchaïkovsky à Baden-Baden en 2021. Avec une voix d'une ampleur peu commune, d'un legato sans reproche, son air « Ah, tel est ton sort, Russie infortunée » entraine spontanément les premiers applaudissements du public. Et ce n'est pas parce qu'on avait remplacé un vers par un autre mentionnant l'Ukraine, un mot qu'on perçoit quand bien même on n'est pas de langue russe. Et certes, pas non plus par cette scène qui le voit, affublé de gants de ménagère nettoyant avec un spray la « baignoire errante ». Remarquable aussi, le ténor américain (Le clerc), dont l'aisance scénique sur sa chaise de bureau à roulettes en fait un véritable acrobate en dehors de sa faconde vocale hors du commun.


Autant (Dossifeï) nous avait enchanté dans Guerre et Paix de Prokofiev à Genève en septembre 2021, qu'ici il nous parait en moins grande forme. Peut-être aussi les références du rôle, écrasantes, font-elles se lever quelques questions quant à la profondeur et à la majestuosité requises pour ce personnage. La fatigue aidant, on lui note quelques légères indélicatesses avec le diapason en fin de soirée.

S'il est une prise de rôle qui rejoint les suffrages du public, c'est celle de la mezzo-soprano américaine (Marfa). Après un début en demi-teinte, la voix d'abord un peu timide, la mezzo s'épanche ensuite dans de très belles couleurs. Le grain vocal, les passages du registre grave à l'aigu, laissent apparaitre une remarquable préparation technique quand bien même elle peine à s'investir dans l'esprit de l'œuvre. Le difficile rôle de Marfa est lui aussi marqué par des voix incontournables comme celles d'Olga Borodina ou d'Anita Rachvelishvili. Reste qu'il faudra compter sur pour les grands rôles du répertoire, ses moyens vocaux lui ouvrant toutes grandes les portes des plus prestigieuses scènes.

Les autres protagonistes s'avèrent tous à la hauteur de leur tâche. La puissance de la soprano lettone (Susanna), l'énergie et la vocalité étincelante de la soprano (Emma) et l'abattage du ténor croate Emanuel Tomljenovic (Kouzka) complètent l'excellente tenue du plateau vocal de cette production.

Il n'est d'opéra russe sans apport des chœurs. Et La Khovantchina ne fait pas exception, chacun de ses cinq actes comportant un ou deux chœurs. À ce jeu, les près de quatre-vingt chanteurs du offrent leur puissance et leur meilleure musicalité au spectacle de cette œuvre, qu'ils soient sur le devant de la scène ou en coulisses. Leur impeccable préparation () fait merveille. Il faut toutefois se borner à les employer à bon escient et on regrettera la malheureuse chorégraphie que Calixto Bieito a imaginée pour les Danses persanes du quatrième acte, où le vulgaire donne rendez-vous au superflu : on y voit des choristes féminines se dandiner si maladroitement en opérant un strip-tease de leur treillis, lors de la fête dans la salle à manger du prince Khovanski, qu'on peut logiquement être mal à l'aise pour ces artistes dont ce n'est pas le métier.

Dans la fosse, l' fait merveille sous la baguette du chef argentin . Après sa direction d'orchestre dans Guerre et Paix et dans Lady Macbeth of Minsk, cette troisième apparition au pupitre de l'OSR semble lui avoir donné une plus grande assurance pour tirer de la formation romande des couleurs et surtout un volume sonore au niveau de l'intensité dramatique de la partition. Tout juste si la finale de l'opéra, pour cette production choisie avec l'orchestration d'Igor Stravinsky, montre quelques ruptures de continuité faisant que le public applaudit à chaque silence pensant voir les ultimes images du spectacle. Après quatre heures de silence et d'écoute, être moins attentif peut se comprendre. Fatigue, incompréhension du propos scénique, tout cela contribue à des applaudissements mesurés pour cette production avec cependant un sensible regain d'enthousiasme pour les chanteurs, le chef et l'orchestre.

Crédit photographique : © GTG/Carole Parodi

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Genève. Grand Théâtre. 25-III-2025. Modeste Moussorgski (1839-1881) : La Khovantchina, drame musical en cinq actes sur un livret du compositeur et de Vladimir Stassov (orchestration de Dimitri Chostakovitch avec finale d’Igor Stravinsky). Mise en scène : Calixto Bieito. Décors : Rebecca Ringst. Costumes : Ingo Krügler. Lumières : Michael Bauer. Vidéo : Sarah Derendinger. Dramaturgie : Beate Breidenbach. Avec Dmitry Ulyanov, Prince Ivan Khovanski ; Arnold Rutkowski, Prince Andrei Khovanski ; Dmitry Golovnin, Prince Vassili Golitsine ; Vladislav Sulimsky, Le boyard Chakloviti ; Taras Shtonda, Dosifeï ; Raehann Bryce-Davis, Marfa ; Liene Kinča, Susanna ; Michael J. Scott, Le Clerc ; Ekaterina Bakanova, Emma ; Igor Gnidi, Varsonofiev ; Emanuel Tomljenović, Kouzka ; Remi Garin, Strechniev, Un confident de Golitsine, Un jeune héraut ; Vladimir Kzakov, Premier Strelets ; Mark Kurmanbayev, Deuxième Strelets. Maitrise du Conservatoire Populaire de Genève / Choeur du Grand Théâtre de Genève (Chef de chœur : Mark Biggins). Orchestre de la Suisse Romande, direction : Alejo Pérez

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1 commentaire sur “À Genève, La Khovantchina par Calixto Bieito sauvée par son plateau vocal”

  • PL dit :

    D’accord avec cette critique. Bieito n’a rien compris à cet ouvrage (scène finale incompréhensible, entre autres), c’est paresseux, parfois inutilement vulgaire ou violent, il n’a rien à dire (la maquette est bien celle du Parlement européen de Strasbourg).

    Beau plateau mais surtout chœurs et orchestre magnifiques. Très belle direction de Pérez qui a choisi à raison le finale de Stravinsky, absolument bouleversant.

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