Elena Yakovich, la réalisatrice de l’intelligentsia résistante à l’ère soviétique
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La réalisatrice Elena Yakovich s'est consacrée au sauvetage et à la préservation de la mémoire d'une élite intellectuelle qui s'est développée et a survécu à l'oppression politique de l'Union soviétique, puis aux années d'effondrement qui ont suivi. Le thème unificateur de son travail de documentariste ? Les grands poètes et écrivains russes qui ont incarné l'art et la résistance, mais aussi les communautés juives, de l'URSS à l'Allemagne nazie. Dans son film Deux. L'histoire de la femme de Chostakovitch, elle dresse le portrait d'une femme, d'un couple, d'une époque légendaires.
« L'importance de la Symphonie Babi Yar réside dans son rôle dans la société »
ResMusica : Comment êtes-vous devenue réalisatrice de documentaires sur les écrivains, les artistes et les musiciens qui ont souffert de l'oppression soviétique ?
Elena Yakovich : Je m'intéresse à la poésie russe depuis mon enfance. Pendant la Perestroïka, j'étais journaliste à la Literaturnaya Gazeta, qui comptait 6 millions de lecteurs, et j'ai rencontré de nombreux écrivains. En 1993, j'ai eu la possibilité de réaliser mon premier documentaire sur Joseph Brodsky. Il était exilé de l'Union soviétique depuis 1972 et avait reçu le prix Nobel de littérature en 1987. Il était l'un de nos poètes les plus célèbres, mais il n'avait jamais été filmé parlant en russe !
Avec mon coauteur Alexey Shisov, nous l'avons rencontré à Venise et notre documentaire a permis qu'il s'adresse à des Russes en russe. C'était notre premier film, et il a remporté le TEFI, le principal prix de la télévision russe. C'était le 24 mai 1995 – le jour de l'anniversaire de Brodsky ! Ça a été son dernier. Nous l'avons appelé pour le féliciter et lui avons demandé ce qu'il pensait de notre film. Il nous a répondu : « La musique est magnifique, mais il y a un peu trop de moi [dans ce documentaire]… ». C'était typique de son humour. Puis j'ai reçu une lettre inattendue de sa part : il nous proposait de faire un film avec sa participation sur « Les grands poètes du XXe siècle » – à propos de Frost, Yeats, Auden et Eliot, et ajoutait : « ce sont déjà mes saints ». À Venise, il se sentait très malade, se pressait le cœur, nous étions sûrs que nous ne le reverrions plus. Mais pas seulement pour cette raison : faire ce film sur lui était déjà un bonheur qui ne peut se produire qu'une fois dans une vie. Comme le disait un autre de nos héros, l'écrivain Sergueï Dovlatov, « on ne demande pas plus à Dieu ». J'avais prévu de l'appeler le 29 janvier 1996, pour convenir d'un nouveau tournage. Le 28, j'ai allumé la télévision et j'ai entendu : « Aujourd'hui, à New York, le grand poète russe Joseph Brodsky est mort »….
À partir de ce premier film, j'ai réalisé de nombreux autres documentaires sur des écrivains et des poètes, tels que la poétesse Anna Akhmatova, le journaliste et écrivain Vassily Grossman ou le dissident et écrivain Andrei Sakharov.
RM : Révéler les tragédies de l'histoire juive en Union soviétique est un autre grand thème de votre travail.
EY : Mon deuxième film documentaire portait sur le ghetto de Brest-Litovsk. C'est la ville où les armées allemande et soviétique ont défilé ensemble avant la guerre, et la première ville soviétique attaquée par les nazis le 22 juin 1941. C'est ce jour-là que la guerre entre l'Allemagne nazie et l'Union soviétique a commencé. Ils ont créé un ghetto, pris des photos et rempli des formulaires sur les milliers de Juifs qui ont été forcés d'y vivre. Tous – enfants, femmes, vieillards – ont été abattus dans le fossé par les nazis. Mais ces dossiers ont survécu à la guerre et à l'extermination du ghetto. J'ai travaillé sur ces archives, j'ai trouvé et interrogé des survivants du ghetto et je les ai tous ramenés à la lumière. C'est la seule fois où nous avons pu voir les visages de tous les habitants du ghetto. Ce film a remporté le Grand Prix du Festival international du film de la ville de Bar, à l'époque en Yougoslavie [actuel Monténégro, ndlr]. Plus tard, j'ai travaillé sur Auschwitz, la Nuit de Cristal et Babi Yar en Ukraine…
RM : Babi Yar, qui est le pire massacre des juifs de Kiev, dès septembre 1941, avec plus de 33 000 personnes exécutées par balles…
EY : Je me suis penchée sur la vie de Moisei Beregovski, grand ethnomusicologue spécialiste de la musique juive d'Europe de l'Est. Son père avait été assassiné à Babi Yar. Résident de Kiev, il a suivi une formation au conservatoire et a recueilli le folklore juif en yiddish en Ukraine dans les années 30 et 40, avant et pendant la guerre et l'Holocauste – avant d'être lui-même envoyé par les soviétiques au goulag. Il a enregistré des chants, selon la technologie de l'époque, sur des rouleaux de cire d'un phonographe – 1200 rouleaux pour environ 3000 enregistrements ! Pendant de nombreuses années, on a cru que ses archives étaient perdues, détruites. Mais les fragiles rouleaux de cire ont survécu à la guerre et à la répression, à Hitler et à Staline, et ont été découverts dans les années 1990 à Kiev. Et les voix de l'écrivain Sholom Aleichem, de l'acteur et directeur de théâtre yiddish Solomon Mikhoels, des mélodies de klezmer inconnues ont été ainsi préservées. Les personnes qu'il a réussi à enregistrer ont été abattues dans d'innombrables fossés. Il a sauvé l'héritage musical de la civilisation juive détruite par les nazis, et il l'a payé par des années dans un camp stalinien, la perte de sa santé et une mort prématurée à 57 ans.
Au cours de l'été 2019, nous avons voyagé en Ukraine sur les traces des expéditions de Beregovski, enregistrant des témoins et des survivants de l'Holocauste dans les villes où il a travaillé. Ce fut un voyage difficile – tant sur le plan émotionnel que physique. L'un de nos héros, qui a réussi à s'échapper, a failli mourir pendant l'interview, à l'endroit même où ses proches ont été abattus en 1942 ; nous avons appelé une ambulance pour lui… Ce fut l'un des moments de tournage les plus effrayants de toute ma carrière de réalisatrice. Mais il y a aussi eu des découvertes étonnantes. Il y a eu de belles trouvailles : ainsi nous avons rencontré Elena, une merveilleuse traductrice de français qui, depuis de nombreuses années, réalise une nouvelle traduction en russe de « À la recherche du temps perdu » de Proust : nous avons retrouvé les lettres de son grand-père écrites dans les camps. À New York, une amie m'a demandé à quoi je travaillais, et j'ai répondu que je faisais un film sur Beregovski : sa mère était sa voisine dans un appartement communautaire à Kiev en 1945 ! Nous sommes allés l'interviewer. Vous imaginez, 75 ans plus tard et à New York !
M: Babi Yar est aussi le temps fort sur le plan émotionnel de votre documentaire sur Irina Chostakovitch, « Deux. L'histoire de la femme de Chostakovitch », qui est l'un de vos plus récente réalisations. C'est là que l'histoire soviétique et juive, la poésie et la musique se rencontrent…
EY : J'avais 3 ans lors de la première représentation de la 13e Symphonie Babi Yar de Dimitri Chostakovitch en décembre 1962, mais le poème d'Evgueni Evtouchenko écrit un peu avant en 1961 était déjà extrêmement important pour la génération de mes parents. La publication de ce poème a été un choc. Ils vivaient dans une société où l'on ne pouvait pas parler, et Chostakovitch parlait à travers la musique. Dimitri et Irina ont commencé leur vie commune au moment où il composait cette musique qui allait devenir légendaire sur le massacre de Babi Yar. Ils se sont peut-être rencontrés pendant la guerre, en 1942, dans la ville de Kuibyshev, où ils vivaient dans le même immeuble, alors qu'elle avait 6 ans et lui 35, après s'être échappés de Leningrad et de son blocus. Ils se sont rapprochés l'un de l'autre pendant de nombreuses années, ils ont souffert de la même manière, ils se sont mariés quelques mois avant la première de Babi Yar et sont restés ensemble malgré toutes les difficultés pour accomplir ce travail. Pour moi, leur relation et la façon dont leur vie a coïncidé avec l'histoire de Babi Yar est un miracle.
RM : Irina Chostakovitch vous a-t-elle incité à étendre votre travail à la musique, vous qui travaillez surtout sur les gens de lettre ?
EY : Ce documentaire parle du destin et de l'amour, il est clair dans le documentaire qu'elle parle de Dimitri. Ce n'est pas un film sur la musique, bien qu'il contienne beaucoup de musique de Chostakovitch. En particulier dans ces captations où il écoute ses œuvres lors des répétitions et des premières. Il a un visage étonnant avec une gamme incroyable de sentiments. Je n'ai pas reçu d'éducation musicale, tout comme Irina, bien qu'elle ait vécu avec un génie de la musique.
Même en ce qui concerne Babi Yar, la musique n'est pas ce qui m'importe le plus. Si vous m'interrogez sur la musique de la 13e symphonie, je ne peux pas vous parler de la qualité de la musique elle-même ; pour moi, l'importance de cette musique réside dans son rôle dans la société. L'importance de ce documentaire réside dans le fait que, pendant de nombreuses années, Irina n'a pas voulu parler de sa relation avec Dimitri, il le lui avait même interdit. J'ai déjà essayé, il y a dix ans, mais elle ne voulait pas parler. Mais à l'époque du COVID, elle était triste, elle pensait qu'il était temps de mourir : je lui ai fait une nouvelle proposition, et elle a soudain accepté. Je l'ai enregistrée pendant une journée entière. Son entourage s'inquiétait du fait que ce tournage lui prenait beaucoup d'énergie, mais elle voulait parler, elle a trouvé les ressources nécessaires pour raconter son histoire.
RM : Dimitri et Irina Chostakovitch ont-ils un lien avec les autres écrivains, poètes et journalistes qui figurent dans vos autres œuvres ?
EY : Irina parle de Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa, de Benjamin Britten et Peter Pears, Soljenitsyne, Sakharov, Stravinski, Akhmatova… Mes héros sont liés les uns aux autres. Ils ont des relations, parfois compliquées, par exemple Akhmatova et Chostakovitch s'admiraient mutuellement, mais ils n'étaient ni amis ni même proches. Mais elle lui a dédié un livre intitulé « À DDC [Dimitri Dimitrievitch Chostakovitch], à l'époque où j'ai vécu sur Terre ». Cela montre ce qu'ils ont en commun au plus profond d'eux-mêmes.
RM : Vous avez interviewé ou réalisé des films sur le journaliste et écrivain Vassily Grossman, le prix Nobel de la Paix Andrei Sakharov, le romancier Sergueï Dovlatov, le dramaturge Alexandre Galitch, Anna Akhmatova, des personnes qui d'une certaine façon sont reliées entre elles…
EY : En termes d'influence qu'ils ont eue sur la génération de mes parents, sur la mienne et qu'ils continuent d'avoir aujourd'hui sur les jeunes – sur tous ceux que l'on appelle communément « l'intelligentsia russe » – ce sont des figures immenses. Ce sont des leaders de l'opinion publique et culturelle. Ce sont des résistants – internes et externes. Et bien que l'on sache beaucoup de choses sur eux, j'ai essayé de trouver dans mes films quelque chose de nouveau, des rebondissements inconnus de leurs destins, des témoignages inestimables de leurs parents et amis, des photographies et des histoires uniques. Ces films sont toujours aussi des recherches journalistiques. Tout est « nature passagère », mon devoir est de trouver et préserver ce qui allait disparaître.
RM : Quels sont les films dont vous êtes la plus fière ?
EY : Le fait d'avoir enregistré Brodsky parlant en russe à Venise en est un. Et le film sur Vassili Grossman : Vie et destin est son roman le plus important, achevé en 1959 et publié pour la première fois en 1980 en Suisse à partir d'une copie importée à l'Ouest. Le manuscrit a été « arrêté » en 1961 par le KGB et tenu au secret dans leurs armoires pendant 50 ans ! Grâce à mon film, il a été possible de restituer ce manuscrit original aux archives littéraires, et j'ai été la première à prendre ces feuillets inestimables entre mes mains.
RM : Pensez-vous avoir eu plus de difficultés en tant que femme à être réalisatrice, car ce n'est pas si courant ?
EY : Eh bien, non, le fait d'être une femme n'a pas été un problème, en fait je trouve que cela facilite les interviews. Il est parfois plus facile de confier des choses intimes à une femme.