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Il Viaggio, Dante de Dusapin à Garnier : dans le kaléidoscope du rêve et de la beauté

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Paris. Opéra Garnier. 21-III-2025. Pascal Dusapin (né en 1955), Frédéric Boyer (né en 1961) : Il Viaggio, Dante, opéra en un prologue et sept tableaux. Claus Guth, mise en scène et chorégraphie. Étienne Pluss, décors. Gesine Völlm, costumes. Fabrice Kebour, lumières. Roland Horvath, vidéo. Yvonne Gebauer, dramaturgie. Thierry Coduys, dispositif électroacoustique. Bo Skovhus (Dante), baryton ; David Leigh (Virgilio), basse ; Chrystel Loetzsch (Giovane Dante), mezzo-soprano ; Jennifer France (Beatrice), soprano ; Danae Kontora (Lucia), soprano ; Dominique Visse (voce dei dannati), contre-ténor ; Giovanni Battista Parodi (narratore), basse. Chœur de l’Opéra national de Paris (chef de chœur : Alessandro Di Stefano) ; Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Kent Nagano

Créé en 2022 au Festival d'Aix-en-Provence et repris en 2025 à l'Opéra national de Paris dans la même mise en scène signée , l'opéra Il Viaggio, Dante de réunit tous les ingrédients d'un spectacle envoûtant.

Millefeuille, conflagration, collision… Il Viaggio, Dante, opéra en un prologue et sept tableaux de se situe à la croisée de plusieurs univers et restitue en l'actualisant celui, bariolé, de Dante Alighieri, poète brassant, synthétisant et rénovant l'imaginaire de la chrétienté médiévale. Il est vrai que, passé le prologue, où le Narrateur, (, ample basse remplissant la salle), sorte de Charon prévenant, invite le public, embarqué « dans une barque légère », à ne pas le suivre et à rester près du rivage, car lui-même va prendre une mer « qui ne fut jamais parcourue », tout commence par un accident de voiture, la nuit, en pleine forêt. Ce qui se voit dans le film projeté sur le très beau rideau plissé de fond de scène : Dante, harassé, poursuit au volant de sa limousine l'image de sa Béatrice, laquelle apparaît en robe rouge entre les arbres et lui barre la route, occasionnant la sortie de chemin et le choc contre un arbre. Tout le récit sera finalement celui de l'agonie du conducteur. fait pertinemment remarquer dans le programme qu'il pourrait s'agir des dernières secondes avant sa mort. L'essentiel de la vidéo est en noir et blanc, ce qui souligne le caractère onirique de la séquence. La bande-son contribue également à évoquer déjà l'univers halluciné de David Lynch – on pense aux hauteurs de Mulholland Drive ainsi que du Sunset Boulevard à Hollywood et à l'atmosphère qui plane… – et installe les spectateurs dans ce grand espace mental que va être le voyage de Dante. Un voyage qui traverse le temps en deux sens, un voyage tant extérieur qu'intérieur, qui multiplie les références culturelles et tend vers l'universalité : tel est cet « opératorio », selon le mot du compositeur, œuvre collective qui se réfère non pas à une mais à deux œuvres du Florentin : la Vita Nova et la Divine Comédie. D'où la présence sur scène, et parfois simultanée, du jeune Dante rêvant de sa Béatrice et du Dante plus âgé accomplissant son pèlerinage, guidé tour à tour par Virgile, Béatrice et Bernard de Clairvaux.

L'histoire est exposée en sept tableaux. D'où une certaine linéarité (on suit Dante dans sa douloureuse pérégrination) et en même temps un grand statisme, chaque tableau constituant une sorte de monde en soi, fourmillant de mille détails, même si la musique et la mise en scène sont épurées. C'est cette dernière qui semble être le moteur de l'action, les changements de décors (tous splendides et enchanteurs, ayant l'intelligence d'échapper au piège des outrances si fréquentes chez ses confrères), de personnages et de costumes ouvrant un nouvel environnement. Par exemple celui des « Limbes », troisième tableau, avec les damnés tout de blanc vêtus, alignés comme sur le banc d'un métro sous une lumière blafarde, tremblotant ainsi que s'ils suivaient le ballotement de la rame, des vieux, des personnes entre deux âges, des enfants, chacun à son tour pris de spasmes ou d'un ricanement dément. Impossible encore de ne pas penser aux visions délirantes qu'offrent les films de David Lynch. C'est vraiment du théâtre ! Et du théâtre qui joue énormément sur la théâtralité. D'ailleurs, les deux interprètes qui nous marquent le plus tant pour leur voix que pour le traitement original de leurs personnages respectifs, sont la soprano dans le rôle de Lucia – sainte Lucie – et le contre-ténor incarnant la voix des damnés – voce dei dannati. La première apparaît au moment du « Départ », quand elle vole au secours de Dante, puis au dernier tableau, lorsqu'elle lui ouvre « le Paradis ». Lucia, habillée d'une étroite robe noire scintillante années 1950 et coiffée d'une auréole, a les mimiques très particulières d'une automate. Cette fascinante Coppélia désarticulée, aux gestes saccadés, a surtout une énorme présence scénique par son chant, d'une étonnante richesse mélodique. Il faut saluer ici le talent ou le génie de Dusapin. Et, d'emblée, on est frappé par cette voix si particulière de soprano colorature, un miracle de souplesse et de ductilité qui jamais ne semble pouvoir arrêter son ascension dans l'aigu. n'est pas moins étonnant, dans un rôle tout différent, puisqu'il accueille Dante dans « les Neufs Cercles de l'Enfer ». Habillé dans la même robe rouge que Béatrice, ce protagoniste allégorique est l'envers sarcastique, grimaçant, délirant, laid, déchu, sale, de la belle et jeune muse du poète. C'est la figure de la prostituée concentrant tous les maux de l'humanité, riant, pleurant ou déambulant sur scène clope au bec. Le contre-ténor, qui parle plus qu'il ne chante, est vraiment extraordinaire dans son interprétation. Bien que ne jouant pas les premiers rôles, ces deux artistes sont autant sinon davantage applaudis que les autres chanteurs.

Quant à la musique, elle se présente davantage comme la caractérisation psychologique du drame et civilisationnelle ou historique du cadre dans lequel il se déploie. Donc une écriture « illustrative » qui évoque les différents états intérieurs et le climat chrétien de l'ensemble. D'où une forme de simplicité et d'absence d'acrobaties virtuoses : on est au service du texte, celui du bien inspiré . Ce sont des notes pédales soutenues, des monodies de timbres, les unissons de la prière à l'église qui soulignent la dramaturgie. Tantôt l'orgue, tantôt l'harmonica de verre rappellent discrètement le contexte chrétien de l'opéra. Le chœur est avec l'orchestre dans la fosse, laquelle pourrait ainsi être une sorte de chambre d'écho de l'Enfer, en tout cas d'un ailleurs. dirige l'Orchestre et le avec beaucoup de souplesse, respectant la qualité de transparence de la partition.

Tout dans ce Voyage – à part Virgile (Virgilio, la belle et très présente basse ), guide imperturbable arpentant dignement la scène flanqué de sa canne de berger – est tiraillé entre plusieurs plans (réel et imaginaire) et degrés de souffrance. Aussi, la ville de Florence, frappée par le crime et la désolation est-elle directement et furtivement évoquée par les silhouettes humaines recouvertes d'un grand drap de soie noir qui rappellent les statues voilées et très expressives de ses cimetières (l'inventivité de Claus Guth touche toujours au plus juste). L'espoir d'une réunion dans la paix est ménagé pour le couple parfait, éternel, voire originel qu'auraient formé le jeune Dante (magnifique voix androgyne de la mezzo-soprano Chrystel Loetzsch) et Béatrice (la soprano ), comme on peut le voir sur scène dans leurs tentatives d'étreintes répétées. Mais ici, l'érotisme se conjugue toujours à la mort, au péché, au malheur, à la pénitence (Lynch encore !). Cela dit, après sa descente aux Enfers, lesquels sont illustrés sur la scène par le tableau de Botticelli les représentant en forme d'entonnoir – le trou créé par la chute de Lucifer –, Dante remonte au Paradis. Happy end ! L'amour étant spiritualisé, Dante âgé et couvert de sang (le baryton ) finit par décéder dans la paix retrouvée : il rejoindra sa bienaimée dans l'Au-Delà.

En définitive, c'est l'humanité qui nous a parlé frontalement ce soir.

Crédits photographiques : © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

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Paris. Opéra Garnier. 21-III-2025. Pascal Dusapin (né en 1955), Frédéric Boyer (né en 1961) : Il Viaggio, Dante, opéra en un prologue et sept tableaux. Claus Guth, mise en scène et chorégraphie. Étienne Pluss, décors. Gesine Völlm, costumes. Fabrice Kebour, lumières. Roland Horvath, vidéo. Yvonne Gebauer, dramaturgie. Thierry Coduys, dispositif électroacoustique. Bo Skovhus (Dante), baryton ; David Leigh (Virgilio), basse ; Chrystel Loetzsch (Giovane Dante), mezzo-soprano ; Jennifer France (Beatrice), soprano ; Danae Kontora (Lucia), soprano ; Dominique Visse (voce dei dannati), contre-ténor ; Giovanni Battista Parodi (narratore), basse. Chœur de l’Opéra national de Paris (chef de chœur : Alessandro Di Stefano) ; Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Kent Nagano

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