La modernité, de Monteverdi à Mantovani au Printemps des Arts de Monte-Carlo
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Monte-Carlo. Festival Printemps des Arts. Cathédrale de Monaco, 14-III-2025. Bruno Mantovani (né en 1974) : Venezianischer Morgen, pour double chœur a capella (création mondiale) ; Claudio Monteverdi (1567-1643) : Les Vêpres de la Vierge. Les Musiciens du Prince-Monaco, et l’ensemble vocal Il Canto d’Orfeo, direction Gianluca Capuano. One de Monte-Carlo, 15-III-2025. Anton Webern (1883-1945): 6 Bagatelles op.9 ; Alban Berg (1885-1935) : Suite Lyrique ; Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuor à cordes n°13 en si bémol majeur op.130. Quatuor Akilone. Théâtre Princesse Grâce, 16-III-2025. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuor à cordes n°16 en fa majeur op.135 ; Arnold Schoenberg (1874-1951) : La Nuit Transfigurée op.4. Quatuor Akilone, Henri Demarquette, violoncelle, et Sindy Mohamed, alto. Anthony Rossi, comédien.
Après un Prologue lyrique le 2 mars dernier, le premier week-end du Printemps des Arts de Monte-Carlo a enjambé six siècles de musique, des Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi à Venezianischer Morgen, œuvre de Bruno Mantovani donnée en création mondiale.
Dans sa « partition » composée par son directeur artistique Bruno Mantovani où se font écho les musiques de tous les temps, l'édition 2025 du festival monégasque questionne plus que jamais la modernité, mettant en son centre la figure de Pierre Boulez dont elle célèbre à sa façon le centenaire de la naissance. Le 26 mars, date précise de sa venue au monde, sa musique sera jouée. Seulement ce jour-là. De part et d'autre de ce concert unique, tout un paysage musical formé des œuvres, des compositeurs gravitant autour de lui, en lien avec sa vie. Avant ces concerts, des before, moments de rencontre et d'échanges, apportent un éclairage, proposent un regard sur leurs programmes, et évoquent par le portrait et les souvenirs la personnalité multiple du compositeur à l'honneur.
De Venise…
Bruno Mantovani présente son œuvre Venezianischer Morgen, pour double chœur mixte a capella, commande de l'Opéra de Monte-Carlo composée spécialement pour, douze minutes durant, préluder aux Vêpres de la Vierge de Monteverdi dans la Cathédrale de Monaco. Venise, dénominateur commun aux deux œuvres que six siècles séparent – Les Vêpres de la Vierge ayant été conçues pour la configuration architecturale (deux tribunes) de la basilique San Marco – apparaît dans cette pièce sous le jour de deux poèmes de Rainer Maria Rilke choisis à dessein. Ponts entre passé et présent, les correspondances ne manquent pas entre les procédés d'écriture de l'ancienne et de l'actuelle, à commencer par la polychoralité. Sous la coupole et les voûtes en plein cintre, les deux chœurs disposés en un arc de cercle permettant l'effet stéréophonique – les deux sopranos solistes se faisant face à ses extrémités – entonnent sur un do dièse le ü, puis le Fü de Fürstlich, premier mot du poème qui donne son nom à l'œuvre. Le texte est ainsi découpé, en syllabes, puis en fragments de vers, d'où une poignée de mots parlés ou chantés vont se détacher, tels traduits de l'allemand « voir », « toujours », « miroiter », « paradis ». Commence donc une longue section où les voix se relaient sur cette note unique, polarité à partir de laquelle, progressivement, des couleurs et des mouvements mélodiques naissent, s'épanouissent en une écriture jaspée libérant des sonorités vibrantes ou opalescentes nées de frottements harmoniques, de consonances troublées par une subtile micro-tonalité, de superposition de lignes, souples mélodies ornées qu'un léger portamento habille de sensualité. Contrastant, le pointillisme espacé de silences de la section suivante laisse apparaître deux harmonieux accords sur le mot « opale ». De légers décalages dans l'écriture rythmique produisent l'effet de cloches ( on imagine celles du campanile de l'église San Giorgio Maggiore citée dans le poème ). La verticalité de l'écriture chorale donne au second poème (Spätherbst in Venedig) un aspect différent : entrées échelonnées des voix dans une superposition graduelle, tutti, antiphonie des deux chœurs, césures, tutti à nouveau conduisent au retour du do dièse. On se souvient l'avoir entendu auparavant sur le mot « Stadt », toutes voix à l'unisson… l'œuvre, superbe, semble alors se figer comme le temps sur cette longue note, rappelant le calme mystérieux de l'immémoriale cité.
On aurait aimé écouter à nouveau cette pièce après Les Vêpres à la Vierge, un peu comme le retour de l'Aria à la fin des Goldberg. L'aurait-on entendue de la même façon, après le monumental ouvrage de Claudio Monteverdi ?…Les Musiciens du Prince – Monaco et l'ensemble vocal Il Canto d'Orfeo associé à cette formation (celui-même qui vient d'interpréter Venezianischer Morgen) sont ici placés sous la direction soignée, sensible, expressive mais sans excès, énergique quand il le faut, de leur chef Gianluca Capuano. L'on s'étendra moins sur cette œuvre célébrissime qui sonne magnifiquement dans la riche acoustique du lieu. La spatialisation (remarquable présence vocale, depuis la chaire, de l'excellent baryton soliste) et les jeux d'échos (notamment dans le Duo Seraphim) sont particulièrement réussis. Son émission sonore souvent puissante, la formation chorale est équilibrée quoique le pupitre masculin s'en distingue par le timbre. Côté instrumental, le continuo bien garni (théorbe, archiluth, harpe, orgue positif, violoncelle) enrichit le tissu orchestral par ses couleurs et ses ornementations, écrin de beaux solos instrumentaux (violon, cornets à bouquin.…).
…À Vienne
Présente à ce concert, la Princesse de Hanovre qui préside la manifestation assiste aussi au second des deux concerts donnés les jours suivants par le Quatuor Akilone. En descendant du Rocher pour regagner la salle One de Monte-Carlo à deux pas de l'Opéra, nous quittons la Sérénissime pour la capitale autrichienne, avec une nouvelle association : Beethoven et la Seconde École de Vienne. Bruno Mantovani a misé sur l'intrépidité et l'endurance du quatuor féminin en lui confiant quatre monuments de la musique pour cordes. Ce dont celui-ci fait effectivement preuve dès le premier soir. Les 6 Bagatelles op.9 d'Anton Webern qui ouvrent leur premier programme déconcertent : aphorismes musicaux, minuscules épures d'une écriture dégraissée à l'extrême, les voici sous leurs archets enveloppées de sensualité, dégageant un charme fou, jouées comme des mignardises à savourer. Les musiciennes s'abandonnent à la passion dans la Suite Lyrique d'Alban Berg, qui porte bien avec elles son qualificatif. Elles en livrent une belle interprétation, marquant les contrastes entre mouvements impairs et pairs, entre exaltation et désillusion, entre extase amoureuse et morne tristesse qui font la trame de cette œuvre autobiographique, alternant opulence sonore et désincarnation du timbre jusqu'à l'étiolement final du Largo desolato. Le Quatuor à cordes n°13 op.130 de Beethoven est un défi de taille pour les interprètes, tant ses six mouvements exigent d'engagement, de gestion de l'énergie. D'emblée, les Akilone ne retiennent rien de ce qu'elles ont à dire, à vivre, dans un premier mouvement d'une grande fluidité et bourré de vitalité. Leur ardeur les emportent dans le Presto qui suit, donnant dans la tension un résultat quelque peu brouillon. Leur admirable Cavatine est plus confortable à l'écoute ! La Grande Fugue finale jouée au taquet est un épisode de folie où la démesure règne mais la corde (pour ne pas dire les 16 ! ) ne rompt pas et l'on salue la performance.
Le lendemain, une mise en miroir, à laquelle viennent se joindre en seconde partie deux autres instrumentistes, le violoncelliste Henri Demarquette et l'altiste Sindy Mohamed. Cette fois nous sommes au Théâtre Princesse Grâce. Ambiance tamisée et nocturne, la scène est éclairée par une rampe de bougies-led au pied des musiciens. Les Akilone installée comme la veille « à la viennoise » (les premier et second violons en vis-à-vis) retrouvent Beethoven avec son Quatuor à cordes n°16 op.135. Elles sont davantage à leur aise dans cette œuvre plus sereine. Leur jeu toujours aussi engagé captive, tendant les dissonances, soulignant les contrastes, les passages sans transition du mineur au majeur, révélant la variété de ses humeurs, plombées (les sonorités caverneuses du violoncelle de Lucie Mercat) ou légères (le babillage des deux violons de Magdalena Geka et Élise De-Bendelac est irrésistible de clarté et de fraicheur). Après un bref réaménagement du plateau, le comédien Anthony Rossi énonce sobrement, avant que le sextuor ne joue La Nuit transfigurée op.4 d'Arnold Schoenberg, le poème de Richard Dehmel qui l'a inspirée. Frémissements, intensité des accès de passion, tendresse des échanges entre les instruments personnifiés, évocation doucement chatoyante de la nuit…cette interprétation qui oscille entre intimisme et dimension orchestrale lorsqu'elle progresse vers les climax, retrace les épisodes du récit avec caractérisation. Un bouleversant moment poétique qui vient clore en beauté la première semaine du festival monégasque.
Crédit photographique © Alice Blangero/Festival Printemps des Arts
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Monte-Carlo. Festival Printemps des Arts. Cathédrale de Monaco, 14-III-2025. Bruno Mantovani (né en 1974) : Venezianischer Morgen, pour double chœur a capella (création mondiale) ; Claudio Monteverdi (1567-1643) : Les Vêpres de la Vierge. Les Musiciens du Prince-Monaco, et l’ensemble vocal Il Canto d’Orfeo, direction Gianluca Capuano. One de Monte-Carlo, 15-III-2025. Anton Webern (1883-1945): 6 Bagatelles op.9 ; Alban Berg (1885-1935) : Suite Lyrique ; Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuor à cordes n°13 en si bémol majeur op.130. Quatuor Akilone. Théâtre Princesse Grâce, 16-III-2025. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuor à cordes n°16 en fa majeur op.135 ; Arnold Schoenberg (1874-1951) : La Nuit Transfigurée op.4. Quatuor Akilone, Henri Demarquette, violoncelle, et Sindy Mohamed, alto. Anthony Rossi, comédien.