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A l’Opéra Royal de Liège, un Guillaume Tell de Rossini vocalement exaltant

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 16-III-2025. Gioacchino Rossini (1792-1868) : Guillaume tell, opéra en quatre actes, donné en version française, sur un livret de Victor-Joseph Etienne de Jouy et Hippolyte-Louis-Florent Bis, d’après le drame Wilhelm Tell de Friedrich von Schiller et le récit Guillaume Tell ou la Suisse libre de Jean-Pierre Claris de Florian. Mise en scène : Jean-Louis Grinda. Décors : Éric Chevalier. Costumes : Françoise Raybaud. Lumières : Laurent Castaingt. Chorégraphie : Eugénie Andrin. Avec : Nicola Alaimo : Guillaume tell; John Osborn : Arnold Melchtal; Salome Jicia : Mathilde; Elena Galitskaya : Jemmy; Emanuela Pascu : Hedwige; Patrick Bolleire : Walter Fürst; Inho Jeong : Gessler; Ugo Rabec : Melchtal père; Tomislav Lavoie : Leuthold; Nico Darmanin : Ruodi, un pêcheur; Krešimir Špicer : Ridolphe. Choeurs préparés par Denis Segond. Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Stefano Montanari

L'Opéra Royal de Wallonie-Liège ose Guillaume Tell, le rare et ultime opéra de , donné quasi intégralement dans sa version française originale et dans une mise en scène de .

Le Guillaume Tell de Rossini demeure une relative rareté à la scène. Est-ce dû à la longueur de l'œuvre, à la multiplicité de ses versions (française puis italienne) ou plutôt à la difficulté de bien distribuer certains rôles – notamment celui d'Arnold, écrit à l'origine pour le « baryténor » Adolphe Nourrit ?

A vrai dire, voilà une œuvre atypique : pour son ultime réalisation scénique, le cygne de Pesaro tourne le dos à une certaine tradition purement belcantiste et aux recettes qui ont fait son propre succès. Même si la virtuosité vocale reste de mise, elle est ici plus qu'ailleurs au service d'une certaine continuité dramatique : Rossini jette les bases de l'opéra historique romantique. Guillaume Tell annonce clairement tant les œuvres à grand spectacle à la française que les opéras historiques ou « politiques » les plus noirs de Verdi.

Durant son mandat d'intendant à la tête de la maison mosane, voici près de trente ans, avait programmé in loco cet opéra hors norme, confié alors à la baguette experte d'Alberto Zedda et au metteur en scène Dieter Kaegi. Très attaché à l'œuvre, qu'il situe « au sommet de son panthéon lyrique », il entend aujourd'hui en assumer une représentation assez complète, nonobstant ses « divines longueurs « , mais moyennant quelques accommodements raisonnables et quelques coupures pour « rendre le rythme théâtral acceptable par le public d'aujourd'hui ». Par exemple, quelques reprises de chœurs sont omises, le ballet est fortement écourté, mais l'intégralité du final du premier acte est respectée, et le magnifique trio (Mathilde, Hedwige, Jemmy) de l'acte IV, l'un des sommets de l'ouvrage, ailleurs souvent sacrifié, est a juste titre réhabilité.

L'homme de théâtre monégasque a par ailleurs déjà assumé deux  mises en scène de cet exigeant ouvrage, à l'Opéra de Monte-Carlo voici dix ans, et aux Chorégies d'Orange à l'été 2019, comme le rappellent aujourd'hui quelques gimmicks visuels identiques : tel, au lever de rideau, un Guillaume gai laboureur harnaché à sa charrue ou l'apparition fantomatique, très viscontienne à l'Acte II de Mathilde tout de noir vêtue, dans un monumental et sombre décor châtelain.

Cette nouvelle production lui permet donc d'approfondir sa vision, tout en recourant à la même transposition spatio-temporelle dans la Suisse romantique du dix-neuvième siècle loin de tout Moyen-Age légendaire ! Les beaux costumes de opposent vêtements traditionnels bariolés du peuple rural aux tenues militaires – très « Seconde Guerre mondiale »- affublant la soldatesque autrichienne. Tout l'ouvrage résonne dès lors tel une ode à la liberté intemporelle – un mot tagué en fond de scène en lettres rouges au lever de rideau et à l'ultime scène – à laquelle aspire le héros, dos au public et le poing levé !

Si Grinda peine à animer les deux premiers actes (1h50 de pleine musique sans interruption) avec de grandes scènes populaires par trop statiques juste agrémentées des belles chorégraphies d', sa direction d'acteurs a minima, sans esbroufe, a le mérite de la lisibilité presque didactique, au gré de la présentation, puis de l'évolution psychologique des nombreux protagonistes, ballottés entre drame historique et intrigue familiale ou sentimentale. Après l'entracte, la seconde partie du spectacle est beaucoup plus fluide et moins académique : le ressort dramatique est bandé, et tant la célèbre scène du défi où Guillaume transperce d'une flèche la pomme fixée sur la tête de son fils Jemmy (à l'Acte III) que celle de la tempête et de l'assassinat rédempteur de l'infame tyran Gessler à l'ultime tableau sont rondement menées.

Les décors assez spartiates et souvent ténébreux d'Eric Chevalier rejoignent ce soucis monacal d'efficacité : quelques simples projections sur le fond de scène de paysages, de montagnes ou de sombre forêt, campent les lieux alpestres, ou encore, au dernier acte, un crucifix géant descend des cintres surplombant quelques chaises d'église bien rangées pour muter en quelques secondes le plateau en sanctuaire :  Hedwige, la fidèle épouse et les villageoises peuvent y invoquer Dieu pour  le salut du héros…et de la patrie ! Les éclairages  de Laurent Castaing, tous en clairs obscurs, demeurent tout aussi économes, jusqu'à ce que la lumière triomphe, par un soleil ascensionnel, sorti in extremis des ténèbres, selon une symbolique quelque peu manichéenne mais efficace.

Si scéniquement, le spectacle nous laisse une impression plutôt mitigée par sa naïveté assumée assez littérale quoique roborative, la distribution vocale nous comble. Saluons en premier lieu le Guillaume Tell de , fidèle compagnon de route des diverses mises en scène de Grinda (tant à Monte-Carlo qu'à Orange). Il a aussi chanté le rôle à Pesaro, Amsterdam ou Lyon. Avec sa vocalité exemplaire et sa projection parfaite, outre un français assez judicieux malgré un léger accent méridional, il nimbe son personnage d'un transcendant humanisme, incarnation d'un héros malgré lui, partagé entre amour conjugal ou filial, indéfectible amitié, et sens du devoir patriotique. Le baryton italien  sublime un personnage parfois fragile face aux coups du destin, comme dans toute la scène du défi de l'Acte III, culminant en un « Sois immobile » d'anthologie.

Le ténor américain offre en Arnold Melchtal une splendide réplique. Le timbre est peut-être un rien pincé dans l'extrême aigu, mais la voix est idéalement modelée et virtuose. Il exprime avec une large palette de nuances expressives, les tiraillements très cornéliens entre amour pour sa promise Mathilde – la sœur du tyran autrichien Gessler – et sens du devoir patriotique. C'est sans doute au fil de la grande scène à l'Acte IV « Asile héréditaire » qu'il s'affiche au sommet de ses moyens vocaux et expressifs entre désespérance mélancolique dans toute l'introduction donnée sotto voice et indéfectible vaillance héroïque dans sa péroraison.

s'avère, en Mathilde, plus inégale, et en retrait eu égard à ses quelques précédentes prestations que nous avons pu jadis chroniquer (Giovanna d'Arco ou Anna Bolena à la Monnaie, la Desdemona rossinienne ou la Giselda verdienne d' I Lombardi à Liège). Le timbre apparaît parfois forcé un rien dans l'aigu – mais pourquoi diable lui faire chanter son Sombre forêt en grande partie dos au public ? – et les vocalises de son Pour notre amour plus d'espérance pourraient être un peu plus souplement assumées. Mais elle demeure très crédible lors des duos avec Arnold et est idéale lors du trio féminin quasi final déjà évoqué. Sa voix s'y conjugue élégamment avec celles de la soprano , irrésistible de vocale fraîcheur et de candeur naïve dans le rôle travesti de Jemmy, et de (en épouse attentionnée Hedwige), notre coup de cœur féminin de cette production. Formée à Bucarest et à l'Académie de l'Opéra national de Paris, la mezzo enchante avec des graves rutilants et un aigu idéalement corsé.

La basse impose son autorité péremptoire dans  le rôle du dictateur Gessler, malgré un léger manque d'assise dans le registre le plus grave de la tessiture, et un français par moment assez aléatoire.

Les rôles secondaires sont tous imparablement distribués. Signalons en particulier , basse noble et bien timbrée, idéal en père Melchtal. Mais il serait injuste d'ignorer pour leurs interventions brèves mais toutes bien senties, en Leuthold, (habitué de la scène mosane) en Walter Fürst, , très séduisant au lever de rideau en pêcheur et , impeccable incarnation du cynique lieutenant Rodolphe.

On ne peut une fois de plus que saluer comme il se doit le travail de à la tête de chœurs locaux très en verve. Mentionnons en particulier d'héroïques pupitres masculins, saisissant d'autorité, malgré leur répartition en trois groupes (figurant le rassemblement des insurgés des cantons d'Unterwald, Schwitz et Uri) au final du deuxième acte.

La très belle direction musicale de est aussi efficace et stylée que fouillée et dramatiquement contrastée. Le chef italien au vaste répertoire, du baroque à l'opéra romantique, maintient tout au long de ces quatre heures de spectacle un équilibre parfait entre fosse et plateau. La phalange mosane le suit valeureusement dès l'Ouverture (un saisissant orage !) – avec une mention spéciale pour un irrésistible quintette de violoncelles à l'orée de la partition.

On l'aura compris : cette nouvelle production liégeoise nous aura enchanté surtout par une distribution vocale assez fastueuse, dominée par l'incarnation suprême, quasiment œuvre de toute une vie d'artiste, du rôle-titre par un béni des muses.

Crédits photographiques © ORW-Liège/J.Berger

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 16-III-2025. Gioacchino Rossini (1792-1868) : Guillaume tell, opéra en quatre actes, donné en version française, sur un livret de Victor-Joseph Etienne de Jouy et Hippolyte-Louis-Florent Bis, d’après le drame Wilhelm Tell de Friedrich von Schiller et le récit Guillaume Tell ou la Suisse libre de Jean-Pierre Claris de Florian. Mise en scène : Jean-Louis Grinda. Décors : Éric Chevalier. Costumes : Françoise Raybaud. Lumières : Laurent Castaingt. Chorégraphie : Eugénie Andrin. Avec : Nicola Alaimo : Guillaume tell; John Osborn : Arnold Melchtal; Salome Jicia : Mathilde; Elena Galitskaya : Jemmy; Emanuela Pascu : Hedwige; Patrick Bolleire : Walter Fürst; Inho Jeong : Gessler; Ugo Rabec : Melchtal père; Tomislav Lavoie : Leuthold; Nico Darmanin : Ruodi, un pêcheur; Krešimir Špicer : Ridolphe. Choeurs préparés par Denis Segond. Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Stefano Montanari

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