Schoenberg et Chostakovitch en âme et conscience avec l’Orchestre national de Lille
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Lille. 16-III-2025. Nouveau Siècle et Paris. 17-III-2025. Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez.
Arnold Schoenberg (1874-1951) : Un survivant de Varsovie op.46 ; Dimitri Chostakovitch : Symphonie n°13 en si bémol mineur op.113 « Babi Yar ». Lambert Wilson, récitant. Dmitry Belosselskiy, basse. Philharmonia Chorus, chef de chœur : Gavin Carr. Orchestre National de Lille, direction : Joshua Weilerstein.
L'Orchestre National de Lille et son chef Joshua Weilerstein présentent un rare programme de deux œuvres engagées contre l'antisémitisme, avec Un survivant de Varsovie d'Arnold Schoenberg et la monumentale Symphonie n°13 « Babi Yar » de Dimitri Chostakovitch.
« L'art détruit le silence« . C'est par ces mots que Joshua Weilerstein a tenu à présenter les deux œuvres qu'il dirigeait ce dimanche à Lille (avant la Philharmonie de Paris le lendemain), à la tête de l'Orchestre National de Lille. L'art est également là pour ne pas oublier. Schoenberg et Chostakovitch le démontrent chacun à leur manière avec deux œuvres qui sont autant de monuments commémoratifs.
Un survivant de Varsovie op.46 d'Arnold Schoenberg est l'une des dernières œuvres composées par le maître autrichien alors qu'il était exilé aux États-Unis, après avoir dû fuir le nazisme. Composée en 1947, cette courte page pour narrateur, orchestre et chœur d'hommes, évoque les souvenirs d'un miraculé du ghetto de Varsovie. En à peine huit minutes, Schoenberg nous plonge dans un univers sonore dense et suffocant où le narrateur (interprété avec conviction par le comédien Lambert Wilson) se remémore le cauchemar nazi. L'œuvre s'achève en yiddish avec la prière collective « Chema Israel« , poignante conclusion mais également mise en garde à ne pas oublier le poison antisémite.
Ne pas oublier. C'est aussi le cri de Dimitri Chostakovitch dans sa monumentale Symphonie n°13 « Babi Yar ». Composée en 1962 et créée par Kondrachine malgré les torpillages des autorités soviétiques, l'œuvre est un mausolée dédié aux 34 000 Juifs assassinés par les nazis les 29 et 30 septembre 1941 dans le ravin de Babi Yar, en Ukraine. Un crime contre l'humanité qui ne fait l'objet d'aucun centre mémoriel, ni en Russie, ni en Ukraine, volontairement occulté par la dictature stalinienne, puis sujet de controverses avant la guerre. Le site a été touché par des frappes russes à Kiev en 2022.
Composée peu de temps après son Quatuor à cordes n°8, dédié « aux victimes de la guerre et du fascisme« , la Symphonie n°13 est une autre œuvre courageuse de Dimitri Chostakovitch, déployant les forces de plus d'une centaine de musiciens, un chœur d'hommes au grand complet et une basse soliste.
En mettant en musique cinq poèmes censurés de l'Ukrainien Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko, Chostakovitch dresse autant de stèles, et exprime autant de vérités qu'il ne faut pas oublier : l'antisémitisme soviétique, le rôle essentiel des femmes pendant la guerre, les peurs de la censure et de la dénonciation, le carriérisme minable, ou encore l'humour comme dernier rempart à la bêtise.
L'œuvre est monumentale, avec un orchestre engagé sur tous les fronts. On sent la volonté de Joshua Weilerstein de dompter les multiples tensions de l'œuvre, qui passe subitement du tragique à l'ironique, de l'intime au grandiose, du silence à l'orage. Le jeune chef américain, très concentré, maîtrise à merveille les angoisses des premier et quatrième mouvements, l'humour noir du deuxième mouvement manque un peu de grinçant, mais la paix faussement sereine du final est parfaitement réussie.
L'autre grande réussite de ce concert est celle des voix. Que ce soit la performance de la basse Dmitry Belosselskiy, au chant profond et impressionnant. Ou encore l'excellence de la formation britannique du Philharmonia Chorus. La parole est ici essentielle, fièrement portée par un soliste et des chœurs en osmose. Un impressionnant moment d'orchestre et de chant. (JMP)
Après Lille, c'est la Philharmonie de Paris qui accueillait l'Orchestre National de Lille et son nouveau directeur musical, Joshua Weilerstein pour ce vibrant plaidoyer contre l'antisémitisme mettant en miroir dans une opposition formelle contrastée ces deux œuvres puissantes à la charge émotionnelle intense.
La première est une cantate pour récitant, chœur d'hommes et orchestre qui appartient à la période sérielle de Schönberg (1947), elle reste centrée sur la judéité et la Shoah. De forme complexe, elle associe trois langues : le texte en anglais, inspiré des récits du ghetto de Varsovie, déclamé en sprechgesang par le narrateur (Lambert Wilson dont la diction, assez monomorphe dans le forte, est fortement pénalisée par une sonorisation de qualité très moyenne) sur lequel se greffent des exclamations en allemand simulant des ordres et des cris, précédant eux-mêmes une prière conclusive en hébreux « Shema Israël ». L'orchestration, riche, imite le chaos dans un maelstrom confus (bribes mélodiques tronquées des cordes, suffocation des bois, beuglements des cuivres, glapissements des trombones) fait de timbres agressifs (cuivres et percussions) exaltés par un sentiment d'urgence, de menace et d'horreur, sans continuité mélodique. Plus qu'un témoignage historique (Schönberg télescope dans son récit la déportation du ghetto en 1942 et le soulèvement de 1943), c'est à un devoir mémoriel que le compositeur nous invite : ne jamais oublier ! Tel est le message d'espérance et de foi affirmé de façon grandiose par le « Shema Israël » qui conclut de manière saisissante cette émouvante cantate dont Joshua Weilerstein, le Philharmonia Chorus et l'ONL nous livrent une interprétation soignée, parfaitement mise en place dans une dynamique très expressive (superbe accelerando) bien que manquant un rien de nuances.
La seconde, la Symphonie n° 13 en si bémol majeur de Chostakovitch (1962), de forme hybride hésitant entre symphonie, cantate en plusieurs mouvements, ou encore suite vocale, s'inscrit, quant à elle, dans la tonalité et comprend cinq mouvements, chacun s'inspirant d'un poème du poète dissident Evgeni Etvouchenko (1932-2017). On regrettera amèrement l'absence de sur-titrage, comme l'absence de traduction dans la notice de concert… Si le premier de ces poèmes, intitulé « Babi Yar » du nom d'un ravin de Kiev, rappelle, de sinistre mémoire, le massacre de 33 000 juifs en Ukraine en 1941, les autres mouvements s'élargissent à une critique acide et persifleuse du régime soviétique dans ce qu'il avait de plus caricatural comme les files d'attente dans les magasins, la terreur permanente (dont Chostakovitch fut victime) pour finir sur une apologie de tous ceux qui ont eu le courage de résister, sans céder à un quelconque carriérisme minable.
Le premier mouvement, « Babi Yar », installe d'emblée une musique funèbre lancinante dans les sonorités graves, avant que ne s'établisse un climat tendu fait de déploration déchirante et de violence où la basse ukrainienne Dmitry Belosselskiy et le chœur d'hommes (Philharmonia chorus) se partagent tour à tour la parole dans un juste équilibre. Dans un clin d'œil à Prokofiev, le deuxième mouvement, « Humour » fait la part belle aux vents et percussions encadrant la péroraison du soliste qui rappelle les chansons à boire, grotesque et grinçante (violon solo, piccolo). Le troisième mouvement, « Au magasin » se veut une louange, énoncée par le soliste et le chœur, aux femmes russes dans leurs tâches quotidiennes, développée dans une sorte de lamento aux sonorités graves (violoncelles, altos), sur un tempo lent et pensif parcouru par la clarinette basse, le violon, la harpe, le célesta. Le quatrième mouvement, « Terreurs » met en avant le soliste au sein d'une musique épurée (cor et tuba) avant que le chœur n'entame une courte marche (altos) ouvrant sur un puissant crescendo suivi du retour au silence d'où émergent quelques notes désolées de flute et de harpe. Le cinquième mouvement « Carrières » met en jeu soliste et chœur, basson goguenard et cordes lyriques pour achever cette belle interprétation où l'on ne sait qu'admirer le plus de la rigueur et de la justesse de la direction de Joshua Weilerstein, de la plastique orchestrale de l'ONL, de l'interprétation superlative de Dmitry Belosselskiy ou de celle du Philarmonia Chorus. (PI)
Crédits photographiques : © Ugo Ponte – Orchestre national de Lille
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Lille. 16-III-2025. Nouveau Siècle et Paris. 17-III-2025. Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez.
Arnold Schoenberg (1874-1951) : Un survivant de Varsovie op.46 ; Dimitri Chostakovitch : Symphonie n°13 en si bémol mineur op.113 « Babi Yar ». Lambert Wilson, récitant. Dmitry Belosselskiy, basse. Philharmonia Chorus, chef de chœur : Gavin Carr. Orchestre National de Lille, direction : Joshua Weilerstein.
A Lille, des oeuvres rares, magistralement interprétées. Un seul « bémol » : la sonorisation trop forte et le Sprechgesang trop peu nuancé de Lambert Wilson pour le Survivant de Varsovie, rendant le texte inintelligible.