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Genève. BFM (Bâtiment des Forces Motrices). 13-III-2025. Ballet Sasha Waltz & Guests : Beethoven 7. Conception et chorégraphie de Sasha Waltz. Musique : Ludwig van Beethoven, Diego Noguera. Costumes : Bernd Skodzig, Federico Polucci. Lumières : Martin Hauk, Jörg Bittner. Dramaturgie : Jochen Sandig. Ballet Sasha Waltz & Guests (Danseurs : Rosa Dicuonzo, Edivaldo Ernesto, Yuja Fujinami, Tian Yao, Eva Georgitsopoulou, Hwanhee Hwang, Agnieszka Jachym, Lorena Justribó Manion, Sara Koluchová, Joan Männima, Sean Nederlof, Virgis Puodziunas, Sasa Queliz, Orlando Rodriguez)
Dans une démonstration de rigueur chorégraphique, tenant le spectateur en haleine de la première à la dernière minute de son ballet, la chorégraphe allemande Sasha Waltz triomphe à Genève avec son émouvant et magistral Beethoven 7.
L'analyse des ballets contemporains fait fréquemment l'objet de développements intellectuels tendant à justifier, sinon à éclairer, les intentions du chorégraphe. On explique en termes recherchés a posteriori cet art si complexe, et sous certains aspects si intime, comme on le ferait d'un tableau non figuratif. Presque a contrario, la vision chorégraphique de Sasha Waltz apparait bien plus concrète. A l'instar d'un Maurice Béjart ou d'une Pina Bausch, la chorégraphe allemande installe son art en s'appuyant primordialement sur la musique. C'est elle qui guide ses pas. Ce que Sasha Waltz tente de transmettre dans son expression artistique est l'illustration intangible de ce que raconte la musique. Et la chorégraphie qu'elle offre dans ce Beethoven 7 pour le Ballet Sasha Waltz & Guests en est la flagrante démonstration.
On se souvient qu'en 2021, pendant la pandémie, dans le cadre d'une revisitation des symphonies de Beethoven, Arte avait retransmis un ballet tourné dans les ruines du temple d'Apollon à Delphes sur une chorégraphie de Sasha Waltz. Elle s'appuyait alors sur le deuxième et le dernier mouvements de cette symphonie que dirigeait le chef Teodor Currentzis à la tête de son musicAeterna. A son retour de Grèce, Sasha Waltz a retravaillé cette pièce en s'inspirant de l'entièreté de la symphonie de Beethoven. Pour compléter cette chorégraphie d'une quarantaine de minutes, elle a fait appel au compositeur Diego Noguera à qui elle a commandé une œuvre qui pourrait être mise en relation avec la Septième Symphonie de Beethoven. C'est à cette combinaison musicale que le public genevois est convié dans l'enceinte du Bâtiment des Forces Motrices, dans le théâtre construit à l'intérieur de cette ancienne station de pompage et de distribution d'eau nécessaire aux machines des cabinotiers genevois.
Dans le noir de la scène, une lueur bleutée bientôt s'installe. Derrière un épais rideau brouillardeux, on distingue quelques personnages, marchant chaotiquement vers le devant de la scène. La tête recouverte d'un étrange casque, elles apparaissent telles des sauterelles gauches et tremblantes, tombant et se relevant dans des gestes saccadés pendant qu'en bordure de scène Diego Noguera, aux manettes de ses ordinateurs, envoie une avalanche de sons et de rythmes assourdissants (la production avait mis à disposition des personnes sensibles des tampons acoustiques pour prévenir l'inconfort des décibels).
Dans ce brouhaha organisé, violent, sonore, dans ces éclats lumineux agressifs, l'agitation des danseurs semble totalement désordonnée. On traverse la scène dans tous les sens. Tantôt trois danseurs s'avancent, s'arrêtent, puis reculent pendant qu'autour d'eux d'autres courent de gauche et de droite. Un délire de mouvements, des cassures de rythme, de tremblements. On s'écroule à terre pour se relever d'un bond, comme possédé chacun s'élance. Et toujours, lancinante, envahissante, la musique de Diego Noguera, en transe derrière son pupitre, ajoute à la déroutante anarchie des corps en mouvement. Soudain, tous les danseurs se retrouvent en un groupe compact disparaissant dans l'épais brouillard d'une blancheur aveuglante pour qu'en se dissipant apparaisse un amalgame de corps érigés en une pyramide immobile se désagrégeant petit à petit pour reprendre son rythme effrené. Quand, finalement, les lumières s'estompent peu à peu et qu'un dernier corps s'effondre au sol, imprimant quelques soubresauts avant de s'immobiliser dans la mort, la musique s'éteint. Le noir enveloppe la salle. Les secondes passent. Bientôt, le public, assourdi, encore sous le choc, sort de l'envahissante torpeur qui le paralysait pour applaudir avec chaleur cette incroyable prestation.
Après l'entracte, c'est une musique plus familière qui attend le spectateur avec Beethoven et sa Symphonie n°7. Dès les premières notes, on retrouve dans l'expression chorégraphique de Sasha Waltz la grande maitrise de l'espace que l'on avait perçu dans la première partie du spectacle. Les danseurs, pieds nus, comme dans le ballet précédent, glissent d'un bord à l'autre de la scène dans des pas d'une fluidité extrême. Ce qui frappe, c'est l'adéquation totale de cette chorégraphie avec la musique. Alors que bien des musiques ont été écrites pour être dansées, ce n'est pas dans cet esprit que Beethoven a conçu cette oeuvre. Et pourtant – et peut-être aussi par le caractère assez rythmé que propose la version de Teodor Currentzis – les mouvements de bras, les pas, les déplacements, les instants de solos semblent en totale symbiose avec cette musique que l'on a plus l'habitude d'entendre dans une salle de concert que dans le cadre d'un ballet scénique. Avec la finesse et l'appropriation subtile de la chorégraphe, Beethoven devient le complice de son ballet. D'un bout à l'autre de la soirée, l'engagement des danseurs du Ballet Sasha Waltz & Guests est total. Dans cet ensemble soudé, tout au plus remarque-t-on quelques brèves interventions solistes du sculptural danseur mozambicain Edivaldo Ernesto ou de l'américain Sean Nederlof.
Le spectateur ne sait plus où donner du regard tant la scène est occupée par les mouvements, les déplacements, tantôt en petits groupes de deux ou trois danseurs. L'impression d'une anarchie débridée. Et pourtant, au regard plus aiguisé, on remarque que dans chaque petit groupe, le geste, le pas, le bras, la main, jusqu'au doigt même, tout est réglé avec une précision horlogère. Comme dans la pièce précédente, il n'est guère de secondes sans qu'un danseur ou l'autre ne soit en mouvement, à l'exception des quelques soudains silences qui parsèment la partition beethovénienne qui les voient alors figés dans un immobilisme impressionnant, à l'exemple de ces bras en croix tendus millimétriquement alignés. Pourtant, dans ces incessants mouvements, c'est merveille de constater que jamais les danseurs ne donnent l'impression d'être dans une démarche athlétique. Tout est légèreté, tout est virevoltant. D'où que le regard se pose, il y a du mouvement, de la grâce. En particulier, on reste profondément ému à l'évocation de la gravité profonde du deuxième mouvement Allegretto. Lorsque retentit l'ultime accord de l'Allegro con brio final, d'un seul élan le public réserve un triomphe à cette troupe dont l'unité bouleverse.
Il a su reconnaître une œuvre chorégraphique aboutie et d'une teneur artistique hors du commun. C'est beau. C'est grand. C'est accompli. C'est de l'art. Avec Sasha Waltz, le monde de la danse peut se prévaloir d'une des chorégraphes majeures de notre époque.
Crédit photographique : © Sebastian Bolesch
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Genève. BFM (Bâtiment des Forces Motrices). 13-III-2025. Ballet Sasha Waltz & Guests : Beethoven 7. Conception et chorégraphie de Sasha Waltz. Musique : Ludwig van Beethoven, Diego Noguera. Costumes : Bernd Skodzig, Federico Polucci. Lumières : Martin Hauk, Jörg Bittner. Dramaturgie : Jochen Sandig. Ballet Sasha Waltz & Guests (Danseurs : Rosa Dicuonzo, Edivaldo Ernesto, Yuja Fujinami, Tian Yao, Eva Georgitsopoulou, Hwanhee Hwang, Agnieszka Jachym, Lorena Justribó Manion, Sara Koluchová, Joan Männima, Sean Nederlof, Virgis Puodziunas, Sasa Queliz, Orlando Rodriguez)