A Bozar, Alain Altinoglu en état de grâce dans une frémissante 8e Symphonie de Mahler
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Bruxelles. Bozar. Salle Henri Le Bœuf. 9-III-2025. Gustav Mahler : symphonie no°8 en mi bémol majeur « der Tausend ». Avec : Manuela Uhl, Jacquelyn Wagner,Ilse Eerens, soprani; Nora Gubisch et Marvic Monreal, mezzo-sopranos; Corby Welch, ténor; Christopher Maltman, baryton; Gabor Bretz, baryton-basse. Académie des chœurs et chœurs d’enfants et des jeunes de la Monnaie, préparés par Benoît Giaux. Vlaams Radiokoor, préparé par Bart Van Reyn; Chœurs de la Monnaie, préparés et sous la direction d’Emmanuel Trenque Orchestre symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu, direction musicale générale.
En point culminant du cycle Mahler proposé sur deux saisons par trois des institutions culturelles fédérales belges (le Belgian National Orchestra, La Monnaie/De Munt et Bozar), nous est proposée une double exécution de l'imposante et magistrale Symphonie n°8 du compositeur, placée sous la direction d'Alain Altinoglu.
Composée pour l'essentiel dans l'ivresse d'un été idyllique (1906), la Huitième Symphonie de Gustav Mahler confronte deux textes, écrits à mille ans d'écart, a priori peu en rapport l'un avec l'autre (le Veni creator carolingien, et la Scène Finale du second Faust de Goethe) mais unifiés, au-delà des diversités de cultures et de langues (le latin et l'allemand), tant sur le plan musical par un réseau de leitmotive communs, en perpétuelles métamorphoses, que sur les plans philosophiques et métaphysiques, par l'expression d'un même désir de rédemption : y est célébré, un Amour supérieur de l'Humanité, inconditionnel, universel et transcendant – proche de l'Agapé des Grecs anciens. A l'invocation de l'Esprit créateur de l'hymne chrétien répond donc l'Ascension finale de l'âme de Faust, aspirée vers les Hauteurs par l'Éternel Féminin, tel qu'évoqué aux derniers vers du poème allégorique de Goethe. Le compositeur dédiera, d'ailleurs, significativement, l'œuvre à sa muse inspiratrice, son épouse Alma, après quelques années d'un mariage déjà assez houleux.
Pour la création munichoise, seulement en 1910 – la dernière apparition artistique européenne du maître avant sa brutale disparition quelques mois plus tard – l'impresario Gutman avait lourdement insisté sur le côté spectaculaire de l'œuvre et de ses effectifs (ce qui lui valut son surnom de symphonie « des Mille » – nombre réel d'exécutants de cette première !). Sans nécessairement prétendre atteindre ce chiffre presque fatidique, l'œuvre recourt à un collectif assez colossal : outre huit solistes vocaux, un double chœur « adulte » augmenté d'un troisième, d'enfants, et un orchestre gigantesque et très diversifié (bois par cinq, huit cors, les autres cuivres par quatre, outre deux harpes des instruments plus exotiques – de l'orgue à la mandoline, de l'harmonium au piano..- et les cordes en conséquence. Une nomenclature qui fatalement en limite la programmation, plus occasionnelle que toute autre symphonie du cycle, mais dès lors toujours assez évènementielle.
Cette intégrale Mahler répartie sur deux saisons programmée par Bozar – si l'on excepte la « neuvième » confiée, au gré d'une tournée européenne des Berliner Philharmoniker, à Kirill Petrenko en mai prochain – est distribuée aux deux phalanges bruxelloises battant pavillon fédéral belge : le Belgian National Orchestra, et l'Orchestre symphonique de la Monnaie. Mais pour cette symphonie si particulière, les deux institutions ont uni leurs forces, en compagnie des Chœurs de la Monnaie, de son académie vocale et chorale et de son chœur d'enfants, renforcés par le Vlaams RadioKoor, préparé par Bart Van Reyn, soit un total d'un peu plus de cent soixante choristes pour environ cent vingt instrumentistes. Il eût été du reste difficile d'avoir davantage de participants en la salle Henri Le Bœuf : les enfants et adolescents sont pour l'essentiel blottis dans les loges « d'oreille » joutant la scène et la majeure partie des choristes adultes est « postée » au deuxième bacon surplombant l'estrade – outre la fanfare en coulisse prenant place dans la Loge Royale face à la scène ! Cette distribution, répartie cardinalement, s'avère largement suffisante, et convient à merveille à l'acoustique sèche mais très précise de la salle pour envelopper chaudement l'auditoire des fastes sonores mahlériens !
Et avouons-le d'emblée, nous avons droit, en ce dimanche après-midi, à une interprétation assez exceptionnelle, aussi poignante qu'accomplie de ce chef-d'œuvre, magnifiant l'éternelle modernité de ces pages saisissantes et pulvérisant l'académisme de certains procédés scripturaux plus classiques – comme la fugue ou l'antiphonie… Il faut tout d'abord souligner la qualité d »implication de tous les instrumentistes des deux phalanges réunies, travaillant dans une parfaite, quoique éphémère osmose. A titre exemplatif, comment ne pas succomber aux charmes enchanteurs du violon de la konzertmeisterin Sylvia Huang en état de grâce, au gré de ses courtes mais si poétiques interventions solistes.
En cette saison, Alain Altinoglu aura relevé de singuliers défis – outre les deux derniers volets du Ring wagnérien, un Requiem de Verdi d'anthologie, à l'automne dernier, et donc la poursuite de ce cycle Mahler. N'en doutons plus la Monnaie peut s'enorgueillir d'un chef d'exception : à la fois symphoniste-né, par son sens équilibré de l'architecture et du maniement des masses sonores ou des contrastes dynamiques (avec un indéniable sens du suspense au fil de l'interlude orchestral du Veni Creator, ou une science chambriste et frémissante du détail au gré du vaste et sublime prélude orchestral de la Faustszene, bienvenu après les vagues déferlantes ultimes de l'hymne chrétien), chef d'oratorio – maniant avec dextérité les grands effets de masse telle la grande fugue du Veni Creator littéralement cravachée avec une rage salvatrice – et bien entendu d'opéra, soutenant et préparant à ravir chaque entrée de ses huit solistes. Tout est pensé, pesé, dosé, réfléchi sans jamais nuire à l'expressivité de l'instant ou à la courbe globale de l'œuvre, magnifiées par une battue franche mais aussi précise que nuancée. Pas le moindre décalage ou une seule infime imprécision durant ces quatre-vingts minutes musicales aussi intenses, que bouleversantes : un exploit au vu de la dispersion topographique très risquée des forces en présence.
Il serait injuste de ne pas associer à cette réussite les deux chefs de chœur, tout aussi exceptionnels par l'efficience du travail accompli : Emmanuel Trenque, véritable mentor général et inspirateur de troupes aussi admirablement cornaquées que disciplinées, aussi convaincantes dans la véhémence jubilatoire du Veni Créator ou du chœur final que dans les impalpables pianissimi du début de la Scène de Faust, (Waldung, sie schwankt heran) et, pour le chœur des enfants et des jeunes, excellent, un Benoit Giaux aussi enthousiaste que généreux.
La distribution des solistes vocaux – parmi lesquels nous retrouvons quelques protagonistes du récent Ring wagnérien bruxellois – nous a semblé un soupçon inégale. La soprano Manuela Uhl (première soprano et Magna Peccatrix) remplace presque au pied levé Michaela Kaune souffrante et, malgré un timbre idoine et de très bonnes intentions, semble parfois, malgré une remarquable projection, quelque peu sur la réserve, là où Jacquelyn Wagner, seconde soprano et pénitente au gré de la scène de Faust, joue fort à propos la carte d'une vocalité plus extravertie. Ilse Eerens, est parfaite pour sa courte intervention, lumineuse et stratosphérique, donnée depuis le balcon, en Mater Gloriosa, sorte de réincarnation céleste de Gretchen. Les deux mezzo-sopranos sont idéalement complémentaires ; Nora Gubisch, en Mulier Samaritana, récente Waltraute dans le Götterdämmerung, compense un timbre légèrement délavé ou poitriné par une très belle intelligence du texte, là où Marvic Monreal, en Maria Aegyptiaca (et première Norne dans le même récent Crépuscule des Dieux) s'avère vocalement plus homogène de timbre et expressivement marquante.
Le ténor Corby Welch, au timbre un rien pincé, nous semble par moment inaudible au sein du maëlstrôm sonore du Veni Créator, mais se révèle bien plus musicalement impliqué en Doctor Marianus au gré de toute la seconde partie, notamment au fil d'un splendide et conclusif Blicket auf zum Retterblick. Le magnanime Christopher Maltman, se distingue par son autorité dramatique, en Pater Ecstaticus, conférant une aura quasi opératique à son monologue fiévreux et énamouré. Wotan/Wanderer dans les trois premiers volets de la récente Tétralogie locale, Gabor Bretz, plutôt baryon que basse, n'a pas exactement le timbre et le registre rêvés pour un Pater Profundus, mais à ce détail d'importance près, son autoritaire vocalité et sa magnifique projection emporte tous les suffrages.
Malgré ces quelques très minimes réserves, reste au global la sensation d'avoir vécu un moment rare, dans un monde musical idyllique d'une humanité en quête de sens et en marche vers une triomphale délivrance, loin des turpitudes d'ici-bas ! Un sentiment partagé sans doute par un auditoire conquis – les deux concerts et la générale se sont déroulés à guichets fermés – réservant dès les ultimes résonances du dernier accord, une interminable standing ovation à tous les nombreux protagonistes de cette mémorable performance, à commencer par d'enthousiastes bravi réservés au maître d'œuvre, le superlatif Alain Altinglu.
Crédits photographiques © De Munt/La Monnaie V. Callot
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