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Montpellier : Médée à perpétuité

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Montpellier. Opéra Comédie. 8-III-2025. Luigi Cherubini (1760-1842) : Médée, opéra-comique en trois actes. Livret de François-Benoît Hoffman. Mise en scène, conception et réalisation vidéo : Marie-Ève Signeyrole. Décors : Fabien Teigné. Costumes : Yashi. Lumières : Artis Dzērve. Vidéo : Céline Baril. Avec : Joyce El-Khouri, soprano (Médée) ; Julien Behr, ténor (Jason) ; Marie-André Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano (Néris) ; Edwin Crossley-Mercer, baryton (Créon) ; Lila Dufy, soprano (Dircé) ; Jennifer Michel (Première suivante) ; Natalia Ruda (Deuxième Suivante) ; Caroline Frossard (comédienne). Chœur (chef de chœur : Noël Gény) et Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, direction : Jean-Marie Zeitouni

Médée est une femme acculée à la monstruosité par des hommes monstrueux : c'est ce qu'explique qui, pour ce faire, a dû, le temps de l'opéra de Cherubini, troquer sa casquette de metteuse en scène pour celles de visiteuse de prison et même d'avocate de la défense.

Déjà en 1969, lorsque Pasolini filmait la Callas face à Giuseppe Gentile, on se demandait comment le charme seul d'un homme nommé Jason avait pu servir de marchepied à une réputation de héros destinée à traverser les siècles. Certes lorsque l'opéra de (créé à la toute fin du Siècle dit des Lumières) commence, Médée traîne un lourd passif. Fratricide, homicide, bientôt infanticide : elle coche déjà quelques cases de la monstruosité. Au nom de l'amour qu'elle porte à Jason lequel, pour parvenir à ses fins (via la Toison d'or, l'éternelle conquête du pouvoir masculin), a tiré, tire, et tirera jusqu'au bout les ficelles d'une relation à sens unique.

La première image montre Médée 2025 dans la prison où l'a conduite son énième forfait : le meurtre de ses propres enfants. Aucune allusion à la Colchide, à la Grèce du mythe : c'est une prison d'aujourd'hui, de celles où nombre de femmes concernées par le syndrome de Médée sont regardées par l'œilleton de l'opinion publique. C'est vers toutes ces femmes éblouies par l'amour jusqu'à l'impensable que vont aussi les pensées de , ces mères dont la jeune metteuse en scène française a tenu à inscrire dans sa production quelques écrits originaux glanés, via le documentaire de Sofia Fischer Mères à perpétuité.

Dans sa prison, Médée (l'actrice Caroline Frossard) se souvient… Des hauts murs du lieu, coulissant verticalement à intervalles réguliers telles des paupières qui s'ouvrent, surgissent des scènes du passé de la condamnée : une balançoire de jardin dont le couinement est, comme les bruits carcéraux, créé en direct depuis une baignoire d'avant-scène, une table prête pour un petit-déjeuner, et même d'amples houles marines déployant l'imaginaire d'une famille encore joueuse… Les quelques minutes de la tempétueuse Ouverture suffisent à la scénographie sobrement spectaculaire de Fabien Teigné pour littéralement immerger le spectateur dans la tête de l'héroïne. Une fois cela fait, le plateau est autorisé à se peupler scène après scène, de tous les acteurs du quotidien de l'héroïne : les préparatifs d'une noce que l'ingénieux décor coulissant, latéralement cette fois, démultiplie en un superbe effet de miroir, un banquet dont les convives sont épiés par une caméra embarquée au don d'ubiquité assez virtuose. On s'émeut, on s'offusque devant un Jason prompt à séduire tout ce qui bouge, on rit aussi… Jusqu'à l'irruption de la vraie Médée (la soprano ). Ce premier acte à la narration brillantissime expose l'essentiel des enjeux, nous attachant à chacun des protagonistes, notamment les enfants, qui comme chacun le sait, voient et entendent l'invisible comme l'inaudible. Des enfants (merveilleux Inès Emara et Félix Lavoix Donadieu), dès le début tout sauf des seconds rôles.

L'Acte II, situé dans un asile anonyme peuplé de femmes que viennent molester Créon et ses sbires, séduit moins, son austérité scénographique (à l'instar de la musique ?) semblant marquer le pas devant une direction d'acteurs principalement attachée à révéler la xénophobie dont Médée (magicienne immigrée) est la cible dans un livret où, remplacée dans le cœur de Jason par une autre femme appelée elle aussi à être à son tour délaissée une fois les hommes parvenus à leurs fins, elle se voit longuement sommée de retourner dans son pays. L'Acte III, tapissant un instant la plateau carcéral d'une literie immaculée, brille de quelques moments bouleversants : celui qui montre avec une mécanique ritualisée, les deux Médée (l'actrice et la chanteuse) servir de conserve le petit-déjeuner aux deux enfants au cours de ce qui sera leur dernier matin ; celui encore où Médée joue au Jeu de la mort autour de la table avec sa progéniture, avant une ultime berceuse en arabe au coin de l'oreiller.

Comme Laurence Equilbey à l'Opéra Comique, dirige la version originale française avec alexandrins parlés entre les numéros. Une expérience toujours redoutable pour des chanteurs (on n'a pas oublié les nombreux opéras publiées jadis par DG et consorts, où les chanteurs étaient systématiquement doublés par des acteurs) mais dont se sort globalement assez remarquablement l'ensemble de la distribution. Une distribution où finalement, pour un spectacle qui entend convoquer à la barre le patriarcat, ce sont les hommes qui s'en sortent vocalement le mieux. Acteur souple et naturel, Jason aussi séduisant que suffisant, chanteur en très grande forme, est irrésistible de mâle assurance. Plus qu'ambigu dans la confrontation de l'Acte II avec celle qu'il veut contraindre à l'exil, le toujours stylé , certainement dopé par le propos du spectacle, semble avoir franchi un stade en terme de stricte puissance vocale. La puissance caractérise aussi la distribution féminine, dont les premières interventions semblent mettre l'orchestre en arrière-plan. Il faut un peu de temps pour s'habituer aux vocalités des unes et des autres, en premier lieu la Dircié très attachante de , dont le timbre à la fois fruité et acidulé finit par imposer sa singularité. La Néris accorte de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur surfe sur le même potentiomètre jusqu'au grand air Ah ! Nos peines sont communes en tout point déchirant. Dans le rôle écrasant de Médée, apparaît parfois tendue dans les sollicitations du registre aigu, mais des plus convaincantes dans toutes les confrontations. Les suivantes de et ne sont pas exemptes d'une certaine verdeur (tout comme le chœur, très enflammé). Si la distribution est à ces deux exceptions près la même qu'à Paris, l'orchestre est une phalange moderne. Après celui historiquement informé d'Insula orchestra, c'est au tour de l'Orchestre national Montpellier Occitanie d'imposer à sa façon cet opéra souvent considéré comme de second rayon.

A deux pas de l'impressionnante manifestation qui aura ébranlé la cité montpelliéraine en ce 8 mars dédié aux femmes du monde entier, la gorge se noue une dernière fois, au moment où l'œil emporte une ultime image aux antipodes d'un livret qui ambitionnait un incendie et une fuite dans les airs : la Médée de repasse par la case prison, sur le mur de laquelle, abattu une dernière fois à la façon d'un tranchant de guillotine, on peut lire l'urgence d'un ultime graffiti : « J'aurais tellement aimé que quelqu'un arrête mon geste. Qu'il en soit autrement. »

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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Montpellier. Opéra Comédie. 8-III-2025. Luigi Cherubini (1760-1842) : Médée, opéra-comique en trois actes. Livret de François-Benoît Hoffman. Mise en scène, conception et réalisation vidéo : Marie-Ève Signeyrole. Décors : Fabien Teigné. Costumes : Yashi. Lumières : Artis Dzērve. Vidéo : Céline Baril. Avec : Joyce El-Khouri, soprano (Médée) ; Julien Behr, ténor (Jason) ; Marie-André Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano (Néris) ; Edwin Crossley-Mercer, baryton (Créon) ; Lila Dufy, soprano (Dircé) ; Jennifer Michel (Première suivante) ; Natalia Ruda (Deuxième Suivante) ; Caroline Frossard (comédienne). Chœur (chef de chœur : Noël Gény) et Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, direction : Jean-Marie Zeitouni

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1 commentaire sur “Montpellier : Médée à perpétuité”

  • Anne dit :

    C’est dommage que vous ne mentionniez pas les excellents costumes que Yashi a conçus et qui aident à comprendre l’histoire.

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