Le meilleur de Forsythe par le Ballet du Rhin

Quel bonheur de voir trois pièces de la grande époque de William Forsythe pour une soirée jubilatoire du CCN Ballet du Rhin, à découvrir à l'Opéra du Rhin à Strasbourg, avant Mulhouse et Paris.

William Forsythe, l'un des chorégraphes majeurs du XXe et de ce début du XXIe siècle, a surtout marqué les esprits dans les années 80 et 90 lorsqu'il dirigeait le Ballet de Francfort. Le public français a eu l'occasion de découvrir les pièces disruptives qu'il créa à cette époque lors de longues résidences au Théâtre du Châtelet. En utilisant les bases de la technique académique, il explosait les formats et le genre du ballet, conjuguant dans ses pièces vitesse, énergie, virtuosité et déconstruction dramaturgique et scénographique. Il pouvait aller très loin dans ses recherches, grâce à une équipe d'interprètes époustouflants, de Dana Caspersen à Thomas McManus, en passant par Jacopo Godani. Beaucoup de ces pièces d'hier ont été transmises à de grandes compagnies européennes. En France, le Ballet de l'Opéra de Paris, celui de l'Opéra de Lyon ou le Ballet du Rhin sont dépositaires d'un répertoire dont la vivacité, la modernité et la pertinence restent intactes. À l'occasion de l'entrée au répertoire de Trio, créé en 1996 par le Ballet de Francfort, le CCN Ballet du Rhin propose ainsi une soirée composée de trois pièces des années 80 et 90, dont les reprises de Quintett, remonté par Stefanie Arndt et Thierry Guiderdoni et Enemy in the Figure, supervisé par Thomas McManus.

Quintett, l'une des pièces les plus emblématiques de cette période, créé en 1993 par le Ballet de Francfort et entrée au répertoire du Ballet du Rhin en 2017 retrouve ainsi une nouvelle jeunesse avec les danseurs exceptionnels de la compagnie alsacienne. Leur élasticité et leur souplesse donnent une extrême liberté à leurs mouvements, avec des étirements poussés au maximum et une générosité, une ampleur inouïe de chaque inflexion. Les corps dissemblables des danseurs du CCN Ballet du Rhin servent aussi le propos du chorégraphe américain, qui a imaginé cette pièce pour les fidèles danseurs qui l'entouraient à l'époque et dont les rôles portent toujours le prénom : Dana Caspersen, Jacopo Godani, Thomas McManus, Stephen Galloway et Jones San Martin. On se demande toujours ainsi qui va reprendre le rôle tourbillonnant de Stephen Galloway, également créateur des costumes ou de Thomas McManus. Il semble que la compagnie ait trouvé la perle rare avec le brésilien Cauê Frias, un très grand danseur qui dépasse de plusieurs têtes sa partenaire, créant une dissonance visuelle très stimulante. Dans un tourbillon de complexité et d'inventivité, Forsythe expérimente dans cette pièce sur la musique lancinante et mélancolique de Gavin Bryars, Jesus' Blood Never Failed Me Yet, toutes les combinaisons du quintette : solo, duo et trios qui se font et se défont à chaque instant, au bord du déséquilibre, créant une forme d'intranquillité.

Le trio est une forme très courante dans la musique classique qui laisse de la place à chaque soliste dans un ensemble harmonieux et cohérent. Même s'il a choisi pour ce Trio un extrait du Quatuor à cordes n°15 de Ludwig van Beethoven, Forsythe fait exactement cela avec ce trio primesautier et impertinent. Il laisse à chaque danseur son territoire d'expression, en poussant, notamment grâce au contact tactile, les interactions entre les interprètes. Le vocabulaire chorégraphique utilisé dans la pièce est d'abord présenté sur un mode ludique, chaque geste étant décortiqué (montrer un coude, un genou, un bout de peau sur son torse, son bras, sa cheville, sa fesse) puis enchaîné de plus en plus vite dans un continuum ininterrompu. Très rarement montré, la dernière fois c'était à Paris en 2017, par le Ballet de l'Opéra de Paris, ce trio qui entre au répertoire du CCN Ballet du Rhin est un contrepoint intéressant et frais aux deux pièces majeures qui l'encadrent.

Enemy in the Figure conclut en effet de manière éclatante une soirée commencée dans l'excellence. Les 11 danseurs de la compagnie brillent comme des diamants noirs dans ce théâtre d'ombres énigmatique qu'est Enemy in the figure. Que se passe-t-il en dehors du champ ? Qui sont ces ombres qui passent et repassent derrière le paravent ondulant en bois clair qui fend le plateau en diagonale ? C'est ce mystère, jamais résolu, qui rend intense et électrique ce ballet postmoderne, qui n'a rien perdu de sa puissance et de sa vivante actualité. Les danseurs du CCN Ballet du Rhin, dont certains dansent la pièce pour la première fois bien qu'elle ait été transmise à la compagnie en 2023, atteignent avec brio le niveau d'exigence fixé par le maître, qui les a coachés en visioconférence pendant les répétitions. Vifs, rapides, fluides, les danseurs sont devenus en quelques semaines des pros de la corde et du maniement du projecteur, des électrons libres qui gravitent en liberté sur une planète en noir et blanc où les garçons portent des costumes à franges noire, et les filles un justaucorps blanc. Ces jeunes corps qui traversent aujourd'hui la pièce lui offrent leur impatience et leur gravité. Grâce à leur puissance et leur énergie, Enemy in the figure semble revivifié, comme au jour de la création de la pièce en 1989 par le Ballet de Francfort.

Crédits photographiques : © Agathe Poupeney / Ballet de l'Opéra national du Rhin