Victime de la fermeture des théâtres durant l'épidémie de Covid, ce Didon et Énée de Purcell présenté en streaming en mai 2021 retrouve le public du Grand Théâtre de Genève.
Notre compte-rendu de l'époque de cette création lyrique était pour le moins élogieux. Le spectacle télévisuel avec ses choix de séquences, ses gros plans et son désir de montrer avait logiquement charmé sinon intéressé le spectateur du petit écran. Nos lignes d'alors décrivent amplement le propos scénique du metteur en scène Frank Chartier. Qu'en est-il aujourd'hui de la réaction du spectateur assis dans le théâtre avec sa vision embrassant toute l'ouverture de la scène ? Le sentiment qu'on peut avoir à l'issue de la représentation diffère sensiblement de ce que la télévision nous avait fait apprécier. Non pas que cette reprise a été revue ou transformée depuis sa présentation originale mais l'intention scénique montre un autre spectacle que celui vu sur les écrans de la télévision.
En effet, ce spectacle s'affirme comme une pièce de théâtre avec quelques similitudes au drame virgilien ayant servi à la trame du Didon et Énée de Purcell. Dans cette production, l'opéra, l'œuvre lyrique elle-même, n'est qu'un « décor » à la pièce que Frank Chartier nous présente. En effet, toute la mise en scène est concentrée sur les personnages de la troupe Peeping Tom alors que les protagonistes de l'opéra de Purcell n'apparaissent qu'ébauchés, comme présents pour le seul plaisir des oreilles de Didi (formidable Eurudike De Beul), celle qu'on présenterait comme le double de Didon. Sur la scène, la troupe que dirige Frank Chartier est remarquable. Les danseurs-comédiens se dépensent sans compter pour habiter l'espace. Leurs danses, leurs facéties sont réglées au cordeau et ne laissent aucun doute sur les talents qui composent cet ensemble. Si certaines roulades, cabrioles tiennent plus du cirque que du théâtre, voire de l'opéra, elles sont néanmoins traitées avec une grande classe. Certaines saynètes font mouche avec le public à l'image de cette jeune femme servant le thé à Énée avec une théière ne cessant de délivrer son nectar dans une tasse trop petite. Du music hall. Des scènes étranges autant qu'insolites, comme ce personnage qu'on élève vers les cintres ou ce violoncelliste et son instrument qu'on recouvre de mousse.
Si on se sert de l'opéra Didon et Énée de Purcell pour meubler le propos scénique de Frank Chartier, fort heureusement ce dernier jouit de sa propre musique. Une musique signée et dirigée par Atsushi Sakaï, le continuiste occasionnel de l'orchestre du Concert d'Astrée. D'abord faite principalement de longs accords, cette musique aux accents post-classique ne s'affirme comme un véritable accompagnement dramatique que lors de l'ultime et terrifiante scène.
L'entrecoupage de l'action musicale de Purcell par les scènes de la compagnie Peeping Tom nuit considérablement à l'unité du chant. Ainsi les trois actes de cet opéra, qui ne durent qu'une cinquantaine de minutes, sont enchaînés dans un même décor avec des protagonistes vêtus des mêmes costumes. Pour qui ne connait pas l'intrigue et la psyché des personnages, difficile d'en apprécier les chants, les ambiances qu'ils génèrent. Ainsi, l'air final When I am laid in earth (Quand je serai enterrée), chef d'œuvre absolu du chant, ne suscite guère l'émotion qu'on pourrait attendre d'une si dramatique complainte. Non pas de la faute de Marie-Claude Chappuis (Didon) toute empreinte de la noblesse de son personnage, au chant pourtant soigné et soyeux à souhait, mais parce qu'il arrive au milieu du parasitage d'une scène apocalyptique de corps dénudés, de danses lascives, de suffocants brouillards, de lumières éblouissantes, d'un enfer peu propice à l'expression douloureuse de la mort approchant. Et que dire des autres protagonistes de cet opéra ? Vocalement très bien préparées, les deux sopranos Francesca Aspromonte (Belinda/Deuxième sorcière) et Yuliia Zasimova (Première sorcière/Deuxième dame) laissent difficilement entrevoir leurs rôles respectifs par manque de direction d'acteurs. De son côté, le beau baryton de Jarrett Ott (Énée) compose un personnage bien en place.
La palme musicale revient toutefois à Emmanuelle Haïm et à son ensemble Le Concert d'Astrée. Quelle musicalité, quelle énergie elle dispense à sa direction d'orchestre ! Un son d'une puissance, d'un corps, d'une solidité incroyables. Et comment ne pas associer à cette intensité musicale, la prestation d'une précision et d'une musicalité impressionnantes du Chœur du Grand Théâtre de Genève que la cheffe française n'a pas manqué de saluer avec des grands gestes de déférence au moment des saluts ?
En résumé, si le spectacle présenté au Grand Théâtre de Genève reste d'une qualité interprétative remarquable, le public l'applaudit avec politesse, soulignant ainsi son relatif désarroi quant à l'opportunité de ces plus de quarante cinq minutes de spectacle annexe à l'opéra de Purcell. Questionnés à l'issue du spectacle, quelques amateurs d'opéra avouent s'être trouvés décontenancés, surpris, choqués parfois, conscients cependant que la place de l'opéra aujourd'hui ne semble plus réservée aux chanteurs, aux stars lyriques, mais à la vison décalée, transgressive d'un répertoire déconstruit pour imposer la vue d'un metteur en scène soucieux de sensationnel.