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Bruxelles. La Monnaie. 15-II-2024. Richard Wagner (1813-1883) : Götterdâmmerung, (le Crépuscule des Dieux), opéra en un prologue et trois actes sur un livret du compositeur, d’après les mythologies germanique et scandinave. Mise en scène : Pierre Audi. Décor : Michael Simon. Costumes : Petra Reinhardt. Éclairages : Valerio Tiberi. Dramaturgie : Klaus Bertisch. Video : Chris Kondek. Chorégraphie : Pim Veulings Avec : Ingela Brimberg : Brünnhilde; Anett Fritsch : Gutrune; Nora Gubisch : Waltraute; Bryan Register : Siegfried; Andrew Foster-Williams : Gunther; Scott Hendricks : Alberich; Ain Anger : Hagen; Marvic Monreal, Iris Van Wijnen, Katie Lowe : les trois Nornes; Tamara Banješević : Woglinde; Jelena Kordic : Wellgunde; Christel Loetzch : Flosshilde. Chœurs de la Monnaie, préparés par Emmanuel Trenque. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Alain Altinoglu
La Monnaie boucle, quelques semaines avant la fin du long mandat de son intendant Peter de Caluwe, ce Ring wagnérien entamé voici seize mois, avec un saisissant Crépuscule des Dieux.
Pour diverses raisons, notamment techniques et financières, la direction de la maison d'opéra bruxelloise a décidé de changer d'équipe scénographique, à la mi-parcours de cette Tétralogie étalée sur deux saisons. Exit au printemps 2024 Romeo Castellucci, dont les projets pharaoniques pour Siegfried ou Götterdämmerung étaient techniquement impossibles à assumer dans les délais et budgets impartis : Pierre Audi, remarquable wagnérien – avec déjà un Ring amstellodamois à son actif – a donc repris le travail de mise en scène pour les deux derniers volets « humains, trop humains » du cycle. Si, à l'automne dernier, un Siegfried, parfois assez échevelé et un rien brouillon au fil de ses deux premiers actes, s'avérait plus qu'honorable au vu de cet agenda fatalement resserré, le metteur en scène a eu à l'évidence bien plus de temps – et de moyens ? – pour peaufiner sa vision du Crépuscule des Dieux, dans un souci assez flagrant à la fois d'ascèse minimaliste, de lumineux accomplissement et de cohérence rétrospective.
La vidéo liminaire et conclusive de Chris Kondek – des enfants réinterprétant le mythe fondateur germano-scandinave – permet le lien avec le volet précédent. De même, certains éléments des décors agissent tels de véritables leitmotive visuels – le rocher géométrique de Brünnhilde, la monumentale lance-laser fibrant l'espace, le bouclier géant déposé côté cour. Ailleurs, les costumes de Petra Reinhardt – notamment ceux des Nornes au prologue – établissent un lien ténu avec le travail de Castellucci dans Die Walküre.
Et, subliminalement, sont ainsi aussi convoquées quelques autres grandes références « modernes » (Wieland Wagner, Harry Kupfer) de la mise en scène bayreuthienne du Ring, avec la prédominance de la lumière comme vecteur expressif majeur.
Si la volonté de puissance, assez aveugle affrontement des forces supérieures du destin, est symbolisée par ces éléments de décors abstraits aux arêtes vives, signés Michael Simon, culminant au tableau de chasse du dernier acte, sa représentation philosophique – par les sublimes éclairages de Valerio Tiberi – tantôt tamisée et laiteuse – tout l'Acte I – tantôt irradiante et crue, résonne tel un sublime Fiat Lux! d'une beauté irréelle par la perfection de sa réalisation visuelle.
Sur le plan de la dramaturgie, Audi n'hésite pas, peut-être parfois de manière un rien abusive, à tordre le cou à certaines didascalies pour aménager, au fil de la trame très narrative de sa mise en scène, quelques « lacunes » ou « incohérences » (sic!) du livret… il est vrai le premier esquissé et le plus souvent retravaillé des quatre avant sa mise en musique tardive ! Ainsi au premier acte, les Gibichungen, Gunther et Gutrune semblent nourrir une passion quasi incestueuse, rappelant celle des Wälsungen dans la Walkyrie. Plus loin, lors du rapt de Brünnhilde, Siegfried, méconnaissable sous son heaume, est flanqué de Gunther dont il est censé avoir emprunté les traits. Au dernier acte, c'est Brünnhlde qui lors de la marche funèbre prend seule le deuil, pleure et, telle une Antigone nordique, revêt d'un linceul son défunt compagnon. C'est elle aussi qui relève le bras de Siegfried mort, et lui ôte alors l'Anneau maudit, dans la scène qui précède son immolation.
La conduite d'acteurs se veut aussi précise et efficace qu'émouvante dans son dépouillement intime, par exemple lors de la scène augurale du Prologue où les Nornes perdent le fil du Destin, ou encore au gré de la prémonitoire visite de Waltraute à sa sœur ou de la rencontre vraiment hagarde et inquiétante entre Alberich et son haineux « double » filial Hagen, avec aussi çà et là une pointe de légèreté voire d'humour ; mais elle garde aussi une implacable efficacité dramatique dans l'articulation des scènes de masse ou du grand trio final – si « grand opéra »- de l'Acte II – ou lors des froids et glaçants assassinats de Siegfried ou de Gunther aux derniers tableaux.
La Monnaie a assumé une grande continuité de distribution des rôles tout au fil de cette saga wagnérienne, à l'exception notable, ce soir, de celui de Siegfried. Magnus Vigilius qui incarnait la jeunesse et la force « brute » et intrépide du jeune héros au volet précédent est remplacé pour ce dernier volet par le ténor américain Bryan Register, habitué des rôles de heldentenor wagnérien, mais dont ce sont les débuts dans le rôle. Moins uniment affirmé, il incarne un personnage plus mûr et nuancé dans son humanité, mais aussi plus présent dans le grave de la tessiture, non sans une relative fragilité vocale délibérée dans l'aigu au gré des manipulations dont est victime son personnage « naïf », jouet d'une terrible machination.
La soprano suédoise Ingela Brimberg aura incarné avec le même bonheur les trois Brünnhilde de cette production. Par la diversité de l'expression dramatique, par sa malléabilité musicale, par une puissance vocale phénoménale, transcendante durant toute la scène finale, elle incarne triomphalement aussi bien la femme amoureuse jalousement blessée, que l'héroïne rédemptrice, par l'agapé quasi christique, d'une humanité en devenir.
Il convient d'associer à ce duo de choc le phénoménal Hagen de l'extraordinaire basse lituanienne Ain Anger – pratiquant l'ensemble des grands rôles de basses wagnériennes dans leurs divers registres expressifs – particulièrement impressionnant ce soir dans cette incarnation du Mal absolu : on ne peut qu'admirer cet art consommé de l'expression et de la conduite vocale, proportionnellement à la profonde antipathie engendrée par son personnage.
Le choix délibéré de Scott Hendricks, baryton plus que basse, mutait vocalement le rôle d'Alberich en double inversé de Wotan/Der Wanderer – au fil du Rheingold et de Siegfried. Il nous est apparu ce soir – peut-être parce que perché dans une position assez inconfortable au sommet d'un bloc monolithique – vocalement très en retrait et assez pâle pour sa seule apparition, la confrontation avec son fils, le ténébreux Hagen.
Après avoir été Donner dans le Rheingold à la Monnaie la saison dernière, Andrew Foster-Williams reprend le rôle de Gunther qu'il avait déjà abordé à la scène ailleurs voici neuf ans. Il apporte par une grand intelligence musicale, toute l'ambiguïté tant vocale que psychologique inhérente à ce personnage falot et dépassé par l'entreprise démoniaque de son demi-frère Hagen.
De même Anett Fristch après avoir été Freia dans l'Or du Rhin in situ, incarne une Gutrune quasi idéale, par une vocalité quasi mozartienne, « femme fatale » malgré elle. Elle séduit à la fois par l'homogénéité de sa voix sur toute la tessiture, son sens éprouvé du legato et son ardente et magnétique présence scénique.
Après avoir été une Erda un rien timide (Rheingold) et beaucoup plus dans son élément au troisième acte de Siegfried, Nora Gubisch est une impeccable Waltraute, à la fois sensible et émouvante par la profondeur chaude et presque gutturale de son timbre. Sa belle projection vocale convient ici à merveille au récit de cette Walkyrie déboussolée tant par les hantises mortifères de Wotan ainsi narrées que par la morgue distante affichée, comme seule réponse, par Brünnhilde.
On retrouve à l'orée du troisième acte, avec beaucoup de plaisir, deux des trois Filles du Rhin (les parfaites Jelena Kordic et Christel Loetzsh) qui figuraient déjà au générique du Rheingold. Nouvelle venue, la soprano Tamara Banjesevic prête sa voix lustrale et diamantine à Woglinde. Toutes trois sont irrésistiblement crédibles en naïades au gré de la chorégraphie très aquatique et très natation synchronisée de Pim Veulings.
De même, pour la seule scène liminaire, sont réunies en Nornes, Marvic Monreal, Iris van Wijnen et Katie Lowe, toutes trois rompues au répertoire wagnérien et de parfaite connivence au gré de leur courte mais si symbolique et décisive apparition.
Pour leurs seules interventions ponctuelles au cours de ses quinze heures d'opéra, les chœurs (masculins) de la Monnaie – excellemment préparés par Emmanuel Trenque – sont irréprochables de santé vocale et de présence virile au fil des deux derniers actes.
Mais le grand triomphateur de toute l'entreprise et en particulier, pour cette ultime Journée est incontestablement Alain Altinoglu. Le chef français, aux profondes affinités wagnériennes, a incontestablement le sens de la continuité discursive et du rebond dramatique tout au long de ce long dernier volet. Son sens de la couleur et de la nuance tire sans doute Wagner vers ses héritiers hexagonaux et en premier lieu Debussy -impossible de ne pas songer par moment à Pelléas. Mais surtout, par une grande acuité de l'éclairage polyphonique, Alain Altinoglu restitue avec une merveilleuse évidence, les métamorphoses et surtout les ambigus entrelacements de tous les leitmotive, nouveaux ou déjà entendus pour en magnifier la portée, musicale mais aussi narrative ou symbolique. On repense ainsi, par le truchement de cette direction très analytique, dans une certaine filiation boulézienne, au-delà de sa chtonienne efficacité dramaturgique, plus d'une fois à l'aphorisme paradoxal de Nietzsche ( « Wagner est un maître de la miniature »), par le ciselé de chaque motif. Il faut associer à cette réussite l'Orchestre symphonique de La Monnaie, dont les pupitres auront, au fil de ce long périple, montré de plus en plus de connivence avec cet univers musical si singulier. Si tous les musiciens sont à féliciter – les cordes cornaquées par la Konzertmeisterin Sylvia Huang, les quatre (!) harpes, une petite harmonie fiévreuse et piquante, des cuivres rutilants – mentionnons en particulier un flamboyant pupitre de cors et de stierhorns, avec en particulier, depuis les coulisses, en « double » instrumental du héros Siegfried, le cor fringant et brillantissime d'Orane Bargain.
La Monnaie offre donc avec ce Götterdämmerung, une de ses réussites majeures de ces dernières saisons, tant par l'accomplissement de la réalisation musicale que par la réussite visuelle de sa mise en scène touchant, par la beauté de ses éclairages, au sublime.
Crédits photographiques © la Monnaie Monika Rittershaus
Modifié le 25/02/2025 à 19h31
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