Une soirée aventureuse aux Flagey Piano Days
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Bruxelles. Flagey. 13-II-2025. Flagey Piano Days
18h30 – Studio 1. Heino Eller (1887-1970) : Méditation ; Arvo Pärt (né en 1935) : Sonatine N°2 ; Jean Sibelius (1865-1957) : six des dix pièces opus 24 ; Edvard Grieg (1843-1907) : ballade en sol mineur op. 24 ; Einojuhani Rautaavara (1928-2016) : Six études op. 42. Tähe-Lee Liiv, piano
20h15 -Studio 4 . Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano n°3 en ut majeur op. 26 ; Modeste Moussorgski (1839-1881), orchestration Maurice Ravel (1875-1937) :Tableaux d’une exposition. Alexander Gavrylyuk, piano, Orchestre philharmonique royal de Liège, direction : Lionel Bringuier
22h 15 -Studio 1. Claude Debussy (1862-1918) : La terrasse des audiences du clair de lune, extrait du Livre II des préludes L.131 ; Nocturne L.89 ; Suite bergamasque L. 82 ; La Soirée dans Grenade extraite des Estampes L.108 ; L’Isle Joyeuse L.109. Gabriel Fauré (1845-1824) : Nocturne n°6 en ré bémol majeur op. 63. Isaac Albéniz (1860-1909) : Evocacion, extraite du premier cahier d’Iberia. Élodie Vignon, piano
Les Flagey Piano Days nous invitent par leur abondante offre, à découvrir des talents émergents, telle la jeune Estonienne Tähe-Lee Liiv ou redécouvrir des interprètes déjà confirmés, comme Alexander Gavrylyuk ou Élodie Vignon.
La gracieuse Tähe-Lee Liv, élève jadis de Dmitri Alexeev et András Schiff lui-même, lauréate de plusieurs concours internationaux avec un premier prix à la Theodor Leschetizky International Piano Competition de New York en 2019, investit, dès 18 heures 30, le studio 1, d'atmosphère assez chambriste et nous invite à un itinéraire nordique entre univers baltes et scandinaves.
La Méditation (1936) d'Heino Eller, maître initiateur de l'école estonienne contemporaine avec Eduard Tubin, ouvre le bal : une belle page, défendue avec conviction et poétique sensibilité, extraite d'un très vaste corpus consacré au piano, ici à la croisée d'un héritage « national » et d'une harmonie pimentée plus moderne. L'interprète prend à bras le corps la brève et fougueuse seconde sonatine d'Arvo Pärt, œuvre de jeunesse assez atypique, « motorique » dans ces temps extrêmes et pensée dans l'esprit contrapuntique, très nouvelle objectivité façon Hindemith, sans aucun rapport avec le style postérieur Tintinabulli du compositeur estonien.
Suivent six des dix pièces de l'opus 24 de Sibelius : cycle assez curieux d'inspirations diverses, étalé pour sa réalisation sur une petite décennie (1895-1903). L'instrument à clavier en est-il toujours le medium idéal ? Le maître finnois n'était pas pianiste de formation et exploite surtout les registres graves et médians de l'instrument, dans une réalisation souvent sans brillance, très inférieure, à notre sens, à celle des trois sonatines, de Kyllikki ou du cycle des Arbres op. 75. L'essentiel demeure peut-être dans la suggestion qui déborde le seul cadre du clavier : l'impromptu liminaire par ses orages quasi orchestraux semble une étude pour un prélude opératique, le capriccio est un décalque, un peu brut, au piano d'un exercice de virtuosité violonistique alla Paganini. Un peu placide, Tähe-Lee Liiv manque un peu d'emportement et de feu dans les pièces les plus tempétueuses mais réussit à merveille les volets plus intimistes, telle cette valse un rien grinçante, ou cette romance doucereuse donnée en conclusion, de loin la page la plus connue et la plus réussie de cet opus inégal.
Au contraire, la Ballade en sol mineur op. 24 de Grieg est une des rares œuvres pianistiques de grande ampleur du maître norvégien : à vrai dire, plus qu'une « ballade » au sens chopinien ou lisztien du terme, sur base d'un vague prétexte littéraire, il s'agit d'un cycle de variations sur un magnifique thème populaire : notre interprète, bien plus inspirée, en explore les moindres recoins de son sinueux parcours avec un raffinement coloriste et une variété de ton culminant dans sa brillante pénultième section virtuosissime.
Pour clôturer cette petite saga musicale nordique, Tähe-Lee Lviv nous propose la découverte des six très effervescentes et euphoriques études de 1969 d'Einojuhani Rautavaara. À la manière de celles du premier livre de Claude Debussy, chacune d'entre elles se fixe un intervalle (ici souvent dissonant, seconde, triton, septième) comme objet conceptuel, avec des résultats semblant parfois anticiper les futures spéculations d'un Ligeti (entre autres au gré des résonnances de l'étude III-Triton). Totalement libérée et extravertie, et dominant avec brio les chausse-trappes de ces redoutables miniatures, l'artiste s'y montre aussi imaginative qu'impliquée, aussi diserte qu'impulsive. Elle propose en bis un retour à la méditation la plus intime, avec le célèbre Für Alina d'un Arvo Pärt beaucoup plus attendu et consensuel, histoire de prendre congé, sur la pointe des doigts, de son auditoire.
Alexander Gavrylyuk, Lionel Bringuier et l'OPRL dans un épique Troisième Concerto de Prokofiev.
Pianiste prodige et virtuose, Ukrainien émigré depuis son adolescence en Australie, Alexander Gavrylyuk, lauréat de plusieurs compétitions internationales il y a une vingtaine d'années, mène une brillante carrière dans son pays d'adoption et dans les pays anglo-saxons et joue fréquemment sur le Nouveau Continent. Il a signé au disque sous la férule de Vladimir Ashkenazy à la tête de l'Orchestre symphonique de Sydney une belle intégrale des cinq concerti de Sergueï Prokofiev, inexplicablement passée inaperçue en Europe. Ce soir, dans le grand studio 4 à l'acoustique parfaite pour l'œuvre, il défend admirablement en compagnie de l'Orchestre philharmonique royal de Liège placé sous la direction attentive de son futur directeur musical Lionel Bringuier, le plus populaire des cinq, le Concerto n° 3, d'une conception globale très solidement charpentée dans l'ordonnance des tempi (parfois bien disparates ou erratiques sous des doigts moins experts) sans négliger pour autant les imprévisibles sautes d'humeur et les facéties scripturales de cette œuvre toujours surprenante. Le jeu, au fond des touches, favorisé par une attitude très ramassée face au clavier n'empêche pas une grande diversité de nuances, ni une sonorité magnifique, expansive, claire et ronde à la fois.
Rarement on aura entendu un premier mouvement aussi ludique et sardonique, ponctué par une coda irrésistiblement enlevée – déclenchant une première salve intempestive d'applaudissements du public enthousiaste. Gavrylyuk cultive une science des contrastes (entre douceurs melliflues et sarcasmes outranciers) au gré des deux derniers mouvements : un tema con variazoni central tour à tour tendre ou narquois, et un final vraiment par moment diabolique, cynique ou moqueur mais aussi, quand il le faut, lyrique à souhait. L'osmose avec le chef semble s'être à l'évidence établie au gré de fructueuses répétitions : la réplique orchestrale est d'un bout à l'autre transcendante ; chapeau bas en particulier à une petite harmonie juteuse et bien timbrée, menée tambour battant dès l'incipit par la flamboyante et féline clarinette de Jean-Luc Votano.
En guise de point de rencontre exact entre un festival dévolu au piano et les fastes de cette année Ravel, pouvait-on imaginer complément de programme plus idéal que l'orchestration géniale par le maître français (1922) des Tableaux d'une exposition de Moussorgski ? Tous les pupitres (solistes ou tuttistes de l'OPRL) y sont assez remarquables de précision et d'implication. Lionel Bringuier domine techniquement son sujet, avec cette battue large et précise, mais le geste péremptoire va parfois à l'encontre de l'urgence dramatique (pourquoi ces longues pauses entre certains mouvements qui pourtant s'appellent l'un l'autre ?). Si la férocité grimaçante du Gnomus, le trait caricatural de Samuel Goldenberg et Schmuyle, la bonhomie du Jardin des Tuileries ou le grotesque du Ballet des poussins dans leurs coques admirablement croqués sont d'indiscutables réussites, ailleurs règnent souvent un certain lissage dynamique ou un frein expressif, restreignant la portée des pages les plus spectaculaires : le char à bœuf si gogolien de Bydlo passe indifféremment, sans effroi, les Catacombes aux accords de cuivres étrangement retenus ne font point frémir d'horreur glacée, et la Cabane sur des pattes de poule de Baba-Yaga refuse toute course à l'abime. Heureusement, la Grande-Porte de Kiev ponctue en apothéose, avec bonheur et magnificence et sans pompiérisme, cette succession d'impressions, certes ciselées avec amour du détail, mais parfois dépourvues de la dramaturgie latente voulue par Ravel tout au long de sa totale re-création.
Élodie Vignon avec ses « Soirs d'or » debussystes pour ponctuer la soirée
Plus tard dans la soirée, nous retournons au studio 1 pour découvrir la vision (le mot n'est pas trop fort) de l'univers debussyste selon la pianiste française installée en Belgique Élodie Vignon. Un compositeur avec lequel elle a des affinités profondes et particulières « aussi émotionnelles que tactiles et sensuelles » confie-t-elle dans le programme du concert. Elle présente de la sorte aussi son tout récent double disque, à l'intitulé mallarméen, « Soirs d'or », d'une future intégrale debussyste en cours de réalisation chez Cypres, sept ans après une déjà remarquable intégrale des ultimes études du maître français.
Deux thématiques guident ce récital d'une bonne heure : une ode à la nuit et à ses mystères et le voyage imaginaire vers des horizons chimériques. Élodie Vignon nous convie d'emblée au sublime, avec peut-être le plus beau des vingt-quatre préludes, La Terrasse des Audiences du Clair de Lune, joué avec un raffinement gourmand des sonorités, menant au cœur de ce mystère rituélique, symboliste évocation vespérale d'une Inde onirique. C'est une riche idée de rapprocher le (seul) nocturne (1892) de Debussy, œuvre certes superbe mais encore juvénile d'un compositeur alors en pleine recherche esthétique, livré ce soir avec un luxe de nuances inouïes, du sixième, d'un rien postérieur (1894) de Gabriel Fauré, maître que Debussy trouvait pourtant trop conservateur, sans doute l'une des très grande réussites du cycle, donné avec toute la passion contenue et une grande justesse psychologique dans l'ordonnancement contrasté des tempi.
La Suite bergamasque est livrée avec une distance ironique toute parnassienne, dans ses deux premiers temps-prélude et menuet, joués en pleine pâte sans fard ou flou « impressionnistes ». Elle culmine en un Clair de Lune d'anthologie, d'un spleen mordoré à faire « sangloter d'extase les jets d'eau » (pour reprendre le vers des Fêtes Galantes de Verlaine), et un passepied, très finement articulé par le rebond d'une main gauche aristocratique et subtile. L'invitation au voyage, baudelérienne et synesthésique, demeure tout aussi nuiteuse avec, extraite des Estampes, une Soirée dans Grenade parfaite de sensualité, toute de suggestions olfactives – on songe aux parfums de la Nuit d'Ibéria – ou sonores – les accords piquants parfaitement distillés rappelant la guitare flamenco. Quelle belle initiative d'en avoir rapproché l'Evocacion, pièce liminaire d'Iberia de l'ami Isaac Albeniz, donnée avec la même volupté torpide et le même souci d'étagement raffiné des plans sonores !
Mais c'est avec l'ivresse emportée et la passion amoureuse de l'Isle Joyeuse (comprenez Jersey, cette Cythère conquise de haute lutte) fantasque à souhait, irrésistible d'élan et d'engagement triomphal (notamment au fil de la grande explosion lyrique de la coda, culminant en ce monumental arpège descendant), que la pianiste conclut cet itinéraire debussyste avant d'offrir avec une économie soudainement spartiate, dans une atmosphère recueillie, confite et raréfiée, ce chef d'œuvre d'intimité douloureuse que sont Des pas sur la neige, en guise de seul mais magnifique bis.
Crédits photographiques : Tâhe Lee Liiv © Kaupo Kikka ; Alexander Gavrylyuk © Marco Borggreve ; Élodie Vignon © Sylvain-Gripoix
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Bruxelles. Flagey. 13-II-2025. Flagey Piano Days
18h30 – Studio 1. Heino Eller (1887-1970) : Méditation ; Arvo Pärt (né en 1935) : Sonatine N°2 ; Jean Sibelius (1865-1957) : six des dix pièces opus 24 ; Edvard Grieg (1843-1907) : ballade en sol mineur op. 24 ; Einojuhani Rautaavara (1928-2016) : Six études op. 42. Tähe-Lee Liiv, piano
20h15 -Studio 4 . Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano n°3 en ut majeur op. 26 ; Modeste Moussorgski (1839-1881), orchestration Maurice Ravel (1875-1937) :Tableaux d’une exposition. Alexander Gavrylyuk, piano, Orchestre philharmonique royal de Liège, direction : Lionel Bringuier
22h 15 -Studio 1. Claude Debussy (1862-1918) : La terrasse des audiences du clair de lune, extrait du Livre II des préludes L.131 ; Nocturne L.89 ; Suite bergamasque L. 82 ; La Soirée dans Grenade extraite des Estampes L.108 ; L’Isle Joyeuse L.109. Gabriel Fauré (1845-1824) : Nocturne n°6 en ré bémol majeur op. 63. Isaac Albéniz (1860-1909) : Evocacion, extraite du premier cahier d’Iberia. Élodie Vignon, piano