Artistes, Compositeurs, Portraits

Darius Milhaud et son ancrage dans le monde judéo-provençal

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est né en 1892 dans une famille juive dont les racines remontent aux juifs du Comtat Venaissin de Carpentras qui parlaient le dialecte judéo-provençal et qui jouissaient de la protection des papes en résidence à Avignon au XIVe siècle.

Le petit Darius vit une enfance heureuse à Aix-en-Provence, entouré d'une parenté nombreuse. A 12 ans, son professeur l'installe au 2e lutrin de son quatuor à cordes. On joue le répertoire classique, mais c'est surtout Debussy qui séduit notre adolescent, à quoi vont s'ajouter à Paris d'autres découvertes : Ravel, Ernest Bloch, l'opéra, les Ballets russes et Stravinsky, si bien que les sortilèges de la composition vont bientôt l'emporter sur le charme des études de Kreutzer.

Milhaud confesse son appartenance à la religion israélite, sans pour autant revendiquer le label d'un « compositeur juif » (n'est-il pas mieux connu pour ses incursions dans les rythmes brésiliens ou ceux du jazz ?). Les Poèmes juifs op. 34 de 1916, traduits de l'hébreu, vont inaugurer ses œuvres d'inspiration juive. Il les appelle « poèmes de mon pays », et son ami Charles Koechlin de commenter : « Vos mélodies juives me plaisent et m'émeuvent beaucoup. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est l'union de la mélodie et de la partie de piano. ». Ainsi, le Chant de la pitié qui parle d'une vieille tombe « dans les champs de Bethléem » nous en livre un spécimen particulier où la ligne du do majeur de la voix et la figuration des tierces brisées dans la main droite s'appuient sur les quintes arpégées décalées d'un demi-ton,  en dissonance avec le reste :

                                               « une pierre se dresse solitaire… »

Autant les Chants populaires hébraïques de 1926 qui évoquent les soucis quotidiens du petit peuple : l'isolation du veilleur de nuit, le chagrin d'amour, la pauvreté, les mystères du Talmud (chant hassidique) et, comme dans tous les albums yiddishs, une berceuse à la mélodie en majeur/mineur, mais basée ici sur des accords dissonants.

Afin de faire référence au judaïsme local de Carpentras et à la plus ancienne synagogue de France, Milhaud se propose de créer un opéra sur la figure biblique d'Esther : Esther de Carpentras (1925-27). Cet opéra-bouffe d'après un livret de son ami d'enfance Armand Lunel rappelle la belle juive du Ve siècle av. J.-C. devenue reine des Perses au cours de l'exil babylonien et qui a imploré le roi Assuérus d'empêcher le génocide des juifs revendiqué par son conseiller. Livré au charme de son épouse, le roi a renversé la donne, permettant aux juifs, par un décret, de tuer leurs ennemis à une certaine date de l'année, suite à quoi les Hébreux ont passé à l'acte en célébrant leur triomphe par la fête du Pourim, le carnaval juif.

Dans l'opéra de Milhaud, les juifs de Carpentras du XVIIIe siècle se voient menacés de la conversion imposée, sinon de l'expulsion par le Cardinal-évêque du Comtat Venaissin. Leur chant électrisant du deuxième acte se défend contre un amalgame bitonal des cuivres musclés du fond. Surgit alors la belle Esther à la cantilène d'un majeur modulant appuyée sur un tapis de sons gracieux dans les cordes : « C'est moi, j'arrive d'Avignon… ». Elle réussit à convaincre le pontife de reconsidérer son verdict, si bien que les juifs pourront continuer à pratiquer leur foi.

Les détracteurs antisémites de la musique juive sont nombreux en 1938, l'année de la création de cet opéra à Paris. Le chroniqueur André Coeuroy, par contre, affiche sa sympathie, en parlant du « succès, d'ailleurs bien mérité, à cette Esther », une œuvre par ailleurs prémonitoire en vue du destin imminent des juifs européens.

le ‘Nigoun' d'Ernest Bloch pour violon

A part quelques œuvres ‘juives' mineures (Prière journalière, Liturgie comtadine, Cantate nuptiale, Caïn et Abel, Kaddish), son Service sacré de 1947 jouit d'une répercussion bien au-delà du contexte provençal. Faisant suite au Service Sacré d'Ernest Bloch des années 1930 et à celui de Mario Castelnuovo-Tedesco de 1943, l'œuvre de Milhaud pour la synagogue de San Francisco va être créée en 1947 avec le compositeur à la baguette. Son caractère « sacré » se manifeste par les sonorités solennelles dans le cordes graves qui soutiennent le discours du chantre, par le rôle de l'orgue ou par les séquences jubilatoires du chœur. Ainsi, dans le Tzur Ysrael (« Rocher d'Israël, lève-toi pour aider Israël… ») où, selon les traditions ancestrales, les mélismes aléatoires du chantre censés de toucher le cœur des fidèles reposent sur une ligne ondoyante des contrebasses. La mélopée de la prière est basée sur certains schémas mélodiques d'origine hassidique appelés ‘nouçah' ou ‘nigoun', tout en laissant une marge de manœuvre à l'improvisation. Quant aux harmonies, Milhaud a tendance à juxtaposer les accords majeurs de conclusion aux passages de bitonalité, une habitude manifeste dans beaucoup de ses compositions.

Autographe de Yom Kippour (photo J. Zemp)

Autour de 1950, navigue entre les deux Amériques et la France. Lors d'un séjour à Paris en 1951, il compose un cycle de sept pièces pour piano appelé Le Candélabre à sept branches (op. 315), une ‘Ménorah' musicale consacrée aux fêtes du calendrier hébraïque, dont la page introductive Roch Hachana (Nouvel-An) présente une partition aérée souvent à deux voix rappelant les Inventions de J.S. Bach.

La page de Yom Kippour (Pénitence et Pardon) frappe par ses accords pesants en profondeur posés contre ceux qui descendent de l'aigu (le poids des péchés ?), avant qu'apparaissent des figures filigranes glissant vers des sonorités en majeur (le pardon divin ?). Bien que de matière juive, ce cycle pianistique n'a nullement recours au patrimoine musical juif. Milhaud se définit lui-même comme compositeur de tradition française, et décidément anti-germanique.

David

En juin 1954, Israël va commémorer les 3000 ans de la fondation de Jérusalem. Milhaud est sollicité de composer un opéra sur le roi David. Son ami Armand Lunel écrira le livret en hébreu basé sur le Livre Samuel de la Bible. Afin de se familiariser avec la matière, les deux amis se rendent en Israël, invités par le gouvernement Ben Gurion. Milhaud est impressionné par cette jeune nation capable de s'affranchir contre les forces ennemies : « La description de leur lutte opiniâtre et magnifique créait un tel lien entre leur héroïsme et celui de leurs ancêtres que cela nous donna l'idée d'utiliser cette similitude dans notre opéra, en mettant deux chœurs en présence : l'un pour la nécessité de l'action, l'autre formé d'Israéliens modernes (…) comme David affrontant seul Goliath, ils avaient résisté seuls à la puissance de cinq nations. »

Les cinq actes de l'opéra suivent la trajectoire de David : l'onction de l'adolescent et le combat contre Goliath – le couronnement – la forteresse de Sion devenue Jérusalem – l'arche de l'alliance, Bethsabée et les fils du roi – le vieux David et Salomon, son successeur. En citant Le Roi David d'Arthur Honegger de 1924, Milhaud se souvient que « les auditions se succédèrent rapidement à Paris au cours desquelles plusieurs morceaux (…) étaient régulièrement bissés » (son amitié pour Honegger va se rallier d'ailleurs à celle de Francis Poulenc : les deux amis du Groupe des Six se rendront au chevet de Honegger lors de ses derniers jours).

Dans l'opéra de Milhaud, les parties des chœurs et les solistes avec leurs chants déclamatoires s'entrecroisent alors que l'orchestre doté de cuivres tonitruants souligne le caractère dramatique par une polyphonie pénétrée d'accord dissonants, par un discours bitonal et par l'expressivité dans les contrastes : l'apparition du jeune berger s'accompagne d'une ligne diatonique et d'un choral, sa prière à la harpe  d'une sonorité doucereuse, tandis que l'entrée sur scène de Goliath qui crie « Tremblez, petits Hébreux, tremblez ! » est flanquée d'explosions d'accords perçants et de secousses fracassantes dans les graves. Le roi Saül que la harpe de David avait si souvent consolé est blessé à mort dans la bataille contre le Philistins et il implore l'Amalécite (un de ses soldats) de lui donner le coup de grâce. Ce dernier vient rapporter les faits devant David qui se déchaîne contre ce messager, revendiquant sa mort – un passage hautement dramatique aux trilles stridentes accompagnées d'une dégringolade d'accords de septième majeure vers le coup d'un fortissimo dans les profondeurs :

                                    » ….que ce sang retombe sur sa tête, tuez-le! »

Cet éclat de fureur est suivi d'une complainte funèbre de David et d'une déclamation homophone du chœur. David, couronné roi (acte III), ouvre le débat sur la future capitale du royaume. Ce ne sera pas Hébron, mais Jérusalem, la cité à bâtir sur la montagne sainte de Sion. Milhaud accentue le côté sublime du moment par le ‘tacet' de l'orchestre et par une déclamation linéaire du roi sur le choix irrévocable de Jérusalem :

Le choral suivant culmine dans un lumineux fortissimo en fa majeur sur les paroles «Jérusalem… pour l'Éternité ! »

Le quatrième acte évoque l'épisode de Bethsabée et se distingue musicalement par la tendresse : Bethsabée plaint la mort de l'enfant qu'elle avait conçu de David. Après qu'elle a soufflé au pianissimo son deuil, accompagné des cordes filigranes dans les aigus, David articule son repentir : « un jour c'est moi qui m'en irai vers lui » (l'enfant mort), un chant lugubre porté par les tierces dans les bois descendant doucement la pente, et une ligne discrète de la contrebasse émergeant des profondeurs, comme une lame de la mer :

Dans le dernier acte, le roi septuagénaire, au seuil de la mort, se félicite d'avoir désigné son fils Salomon comme successeur, mais Bethsabée craint la révolte de ses frères rivaux. L'opéra se conclut par l'intronisation de Salomon et le chant solennel du peuple glorifiant le règne de David pour un « Israël en sécurité » sans « captifs ni d'exilés », en hommage sans doute aux fondateurs du jeune état d'Israël de 1948, un chant qui débouche sur un fortissimo en do majeur sur « le message de la Justice et de la Paix ! » Marc Chagall signe la couverture de la partition – et Milhaud ajoute en exergue :

Parmi les dernières œuvres de source hébraïque, nous laisse avec le chant Ani Maamin op. 441 de 1972, une confession de foi issue d'un texte de Maïmonide et intégrée, comme version populaire, dans le canon des prières, un chant souvent repris par les juifs en détresse (par exemple dans les camps). Milhaud s'appuie sur le poème Ani Maamin  (« Je crois ») d'Elie Wiesel, rescapé d'Auschwitz, dans lequel il est question d'un Pessah célébré sans ressources au milieu de l'horreur du camp, où se recoupent le désespoir et un espoir ‘malgré tout' (« Je t'attandrai. / Et même si tu me déçois / Je continuerai à attendre, / Ani Maamin »).

En juin 1972, Milhaud signe son autobiographie avec une note de sérénité qui lui était toujours propre : « J'ai eu une vie heureuse, et si Dieu le permet, j'espère continuer à travailler et à jouir de la présence de ma femme et de mes enfants pendant quelques années encore… » Son cœur s'arrête de battre le 22 juin 1974. Darius Milhaud est inhumé dans le secteur juif du Cimetière Saint-Pierre d'Aix-en-Provence.

S O U R C E S

MILHAUD Darius, Ma vie heureuse, éd. Belfond, Paris, 1973.
RICAVY Micheline, Darius Milhaud : un compositeur français humaniste, éd. Van de Velde, Paris, 2013.
HARBEC Jacinthe et LAVOIE Marie-Noëlle, Darius Milhaud, compositeur et expérimentateur, (MusicologieS), éd. Vrin, Paris, 2014.
WALKER Jennifer, Darius Milhaud, ‘Esther de Carpentras', and the french interwar identity crises (thesis), Chapel Hill University, 2015.
MILHAUD Darius, David, Partition de 1963, éd. Mills, Tel-Aviv (d'où les extraits)

E N R E G I S T R E M E N T S

Poèmes juifs : Carole Farley (sopr.) + John Constable (piano), CD Academy Sound an Vision LTD 1992
Extraits : Irma Kolassi (sopr.) + div. pianistes, Decca (The Decca Recitals) 1954 – Youtube (audio)
Chants populaires hébraïques :
Seth Gilman (baryton) + Kevin Miller (piano), 2007 Youtube (film)
Service sacré :
Chœur Régional Provence-Alpes-Côte d'Azur + Jean-François Sénart, CD Arcam « Vocal Provence »
Orchestre philharmonique tchèque, Chœur philharmonique de Prague + Gérard Schwarz, Milken Archive of Jewish Music, CD NAXOS
Chœurs RÉANIM + Avner Soudry – Concert en la Cathédrale St-Siffrein de Carpentras 1er août 2013, Youtube (audio)
Le Candélabre à sept branches :
Mattia Peli (piano) – 15 oct. 2008 dans Christ Church, Jérusalem, Youtube (audio)
David :
Chœur et orchestre de la radio de Hambourg + Hans Schmidt-Isserstedt – 1955, Youtube (audio) en allemand
Ani Maamin :
Sharon Cooper (soprano) + 4 récitants, chœur ‘Madrigal de Bordeaux' + Eliane Lavail, ensemble 2E2M + Paul Méfano, CD ARION 1994 – Youtube (audio)

Crédits photographiques : portrait © Platt

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