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Exils à Montpellier : Guerre à la guerre !

Envisagé au départ par la directrice de l'Opéra de Montpellier Valérie Chevalier, comme une mise en espace, Exils est progressivement devenu une véritable mise en scène grâce au talent de la metteuse en scène anglaise


Il existe une poignée seulement de communes françaises qui, au lieu de dédouaner la culpabilité des puissants de la planète au moyen de monuments aux morts muets, ont préféré graver au fronton d'iceux : Maudite soit la guerre, Guerre à la guerre… Exactement le message qu'entend graver Exils dans le cerveau de ses spectateurs en rappelant le lien étroit unissant l'exil et la guerre. Une démarche qui était déjà celle d'Ariane Mnouchkine quand, en 2003, elle questionnait le public de son Dernier caravansérail d'un très frontal : Et vous quand vous exilerez-vous ? À l'autre bout de la pyramide des âges, la très jeune , qui fut assistante de Richard Jones et Damiano Michieletto, est la même lanceuse d'alerte.

In Memoriam Rosa Luxembourg pourrait aussi s'intituler Exils dont l'impressionnant hurlement scénique prolonge celui que poussa, sa trop courte vie durant, une autre jeune femme. Rosa Luxembourg, économiste et journaliste, s'éleva contre la violence militaire, ce qui lui valut in fine d'être abattue cinq ans après Jean Jaurès, et pour le même motif, d'un coup de revolver par… un militaire. Rosa Luxembourg, née en Pologne (période Empire russe), d'abord « exilée » intérieure à cause de ses opinions, dut ensuite s'exiler à l'extérieur des frontières de son pays. Un destin préfigurant celui de tous les compositeurs du spectacle, tous exilés à cause de la guerre : de la France vers l'Amérique ; et de l'Allemagne vers l'Amérique ; et de la Russie vers l'Allemagne.


Exils
commence donc par un cri irrépressible : celui poussé, dans la salle, en plein cœur de l'accord de l'orchestre, et au grand dam de certains spectateurs naïfs, par une jeune femme brandissant un carton : Des mots pas des missiles ! Expulsée manu militari par deux chiens de garde (qui s'avéreront être les deux solistes masculins de la soirée), on la retrouve sur scène dans une cage posée sur un sol de cendre balayé par de sinistres fumerolles : cette jeune femme d'aujourd'hui, interprétée par , est la Rosa Luxembourg de l'histoire, dans sa prison de Breslau, d'où elle ne cessa de militer sans relâche contre la minorité décidant du destin de la majorité, mais aussi pour la beauté de la chose végétale (on la voit faire croître la végétation à même le sol de sa geôle) comme de la gent animale, marqueurs importants de l'humanité. Le jeu d'orgue et la très abrupte Symphonies d'instruments à vents de Stravinsky arrachent immédiatement le spectateur à sa vie. Le chœur (d'hommes bien sûr) fait son entrée en traînant des linceuls qu'on croirait ceux qui, au Festival d'Aix 2023, permettaient à Castellucci de recueillir les cadavres du charnier de Résurrection. Les acteurs d'Exils n'en tireront que la funeste garde-robe guerrière (treillis, gilets pare-balles…) qui les enverra au combat, et dans laquelle ils mourront.

La cage démontée, ne reste qu'un terrain vague qui a tout du champ après la bataille. Un cadre bien poisseux pour Das Berliner Requiem que , à la demande de la Radio de Francfort pour commémorer la première armistice, composa en 1928 à la mémoire de Rosa Luxembourg : la noyée de la Ballade vom ertrunkenen Mädchen, c'est elle, dont le cadavre, en 1919, avait été lancé, après son assassinat, dans le Landwehrkanal de Berlin. De la guitare qui souligne la Ballade, au saxo du Premier poème du Soldat inconnu sous l'Arc de triomphe, le Weill première manière, avant exil, est tout entier dans son requiem. Loin de son répertoire habituel, le chœur masculin milite comme un seul homme autour des vocalités imposantes du ténor et du baryton .


Un monticule de terre boueuse se glisse ensuite à jardin, un plan d'eau se découvre à cour pour la très désolée Ode à un rossignol de . Comme Messiaen auquel le répétitif de la pièce fait penser, Rosa était attachée au verbe du petit peuple des arbres. La voici ressuscitée qui médite, tandis qu'en fond de scène défilent à toute allure les clichés du reporter de guerre Jelle Krings, désolant florilège d'exactions « humaines » en tous genres. La mezzo ukrainienne suspend le temps durant les vingt minutes de la pièce du compositeur ukrainien. On devine, à l'audition de ses moyens considérables, que cette exilée de notre temps ne va pas tarder, comme son compatriote, à s'exiler du Chœur de l'Opéra de Montpellier, dont elle fait partie depuis que la guerre secoue son pays.

Bâti sur des poèmes persans (Omar Khayam, Khahani et Hafez), et se déroulant dans le bureau d'un homme politique désigné par sa seule cravate rouge, le Rubayat de , la pièce la plus froide et énigmatique de la soirée, apporte sa pierre à l'édifice, l'intense (déjà repéré dans Negar) portant sur ses seules épaules cette radiographie du sens de l'existence.


Mis en lumières avec un jeu d'orgue au cordeau (Mathieu Cabanes) qui est un véritable condensé de ce qu'un plateau peut construire de plus ensorcelant, soutenu par l' dirigé par avec un beau sens du cataclysme, Exils se clôt sur la vibrante note d'espoir d'un Schoenberg à la veille de son basculement dans le dodécaphonisme. Son Friede auf Erden dans sa version avec accompagnement d'orchestre donne le dernier mot au chœur (qui n'est plus seulement masculin) pour clamer, à la face d'une salle s'allumant d'une lumière encore vacillante, la nécessité d'autres relations humaines. Au bout de 90 minutes, peut refermer Exils avec le sentiment du devoir accompli autour de l'espoir exprimé par le poète Conrad Ferdinand Meyer, qu'« un royaume va se construire qui cherche la paix sur la terre ». On l'aura compris : dans un monde où, avec ses « 110 conflits armés dans 45 pays » (ainsi qu'affiché sur la dernière image à impressionner la rétine), pas plus que dans celui de Rosa Luxembourg, rien n'est acquis. Exils, magnifique travail d'équipe, est un bréviaire.

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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