Mahler dansé au Ballet de Stuttgart, musique et danse sur une même émotion
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Stuttgart. Opernhaus. 1-II-2025. Mahler X Drei Meister (Mahler x trois maîtres) :
Das Lied von der Erde (Le Chant de la terre). Chorégraphie, décor : Kenneth MacMillan. Avec : Anna Osadcenko, Martí Paixà, Henrik Erikson ; ténor : Mihails Culpajevs ; mezzo : Claudia Huckle.
Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant). Chorégraphie : Maurice Béjart. Avec Matteo Miccini, David Moore ; Michael Wilmering, baryton.
Extrait de Spuren (Traces) ; chorégraphie : John Cranko ; décor et costumes : Jürgen Rose ; musique : extrait de l’Adagio de la Dixième symphonie. Avec Satchel Tanner, Anna Osadcenko, Jason Reilly.
Staatsorchester Stuttgart, direction : Mikhail Agrest
MacMillan, Béjart et bien sûr Cranko : trois pièces puissantes sur le fil de l'émotion pour une soirée de danse dont on se souviendra longtemps.
Chorégraphier Mahler ? À l'époque où Kenneth MacMillan entreprend de mettre ses pas sur Le Chant de la terre, les résistances à la mise en danse du répertoire symphonique étaient toujours vivaces ; la soirée proposée par le Ballet de Stuttgart montre pourtant à quel point la confrontation des chorégraphes avec des musiques qui paraissaient si éloignées de la danse pouvait être fructueuse. Mais cette soirée n'est pas la réunion hétéroclite de trois pièces unies seulement par le hasard d'un même compositeur : le thème si mahlérien de l'adieu, de la perte, qui est explicite dans le dernier Lied du Chant de la terre est présent dans les trois pièces, avec des couleurs bien différentes. Le point commun entre les trois pièces, ce soir, c'est d'abord l'orchestre et son chef, Mikhail Agrest : on se plaint souvent des faiblesses de l'accompagnement des ballets, on ne peut donc que se réjouir de la belle tenue musicale de la soirée. Quand on connaît les contraintes qui pèsent sur les chefs de ballet, ce Mahler de bonne tenue, nuancé, qui ne laisse jamais transparaître des concessions aux besoins des danseurs au détriment de la musique, apparaît comme une vraie prouesse.
Le chant de la terre est peut-être bien le chef-d'œuvre de MacMillan, une pièce à la fois d'une grande abstraction et pleine d'émotions à fleur de peau : chaque spectateur peut inventer sa propre histoire avec les deux personnages qui sont au centre des deux premiers mouvements, un homme et une femme qu'on retrouve ensemble pour le dernier Lied. Le fil conducteur est le personnage de « L'Éternel », sous un masque qui rend son visage indéchiffrable, sans pour autant le rendre imperméable aux émotions humaines : un rôle pour un danseur mûr, riche d'expériences accumulées, pourrait-on penser. Cette fois pourtant, c'est le jeune Henrik Erikson qui revêt le masque : cette juvénile divinité blonde n'a pas la force minérale que Carlos Acosta donnait à ce rôle au Royal Ballet, où MacMillan l'avait du reste explicitement qualifié de « Messager de la mort ». Mais cette vision plus humaine, plus empathique, plus corporelle n'est pas moins forte : Erikson combine la légèreté d'une danse apollinienne avec une présence scénique éclatante, et le public de Stuttgart a la chance d'assister ces temps-ci à l'éclosion d'un très grand danseur.
Dans le couple central, la souplesse d'Anna Osadcenko s'allie bien avec la fougue plus juvénile de Martí Paixà, et on apprend à mieux connaître la dernière étoile féminine maison, Mackenzie Brown, dans le rôle le plus souriant de l'œuvre (quatrième mouvement) : elle y met une chaleur communicative, en attendant de s'exprimer dans des rôles plus substantiels.
Au répertoire de la troupe depuis 1976, Le chant d'un compagnon errant de Maurice Béjart s'inscrit lui aussi dans une abstraction incarnée, qui décrit un parcours sans raconter d'histoire. Le duo masculin est composé cette fois de Matteo Miccini, en bleu, et David Moore, en rouge : le premier va de la fougue souriante de la jeunesse jusqu'à une fin douloureuse, le second l'accompagne, sans qu'on sache s'il est son mentor ou une figure de mort présente tout au long d'une vie. David Moore ne donne pas vraiment de réponse, si bien qu'on est beaucoup plus touché par le parcours que marque son partenaire.
C'est enfin avec grand plaisir et grande émotion qu'on retrouve l'extrait du dernier ballet de Cranko, Spuren, reconstitué pour un gala il y a un an et demi, et qui entre cette fois bel et bien au répertoire de la compagnie. Seule pièce explicitement narrative de la soirée, Spuren nous ramène aux temps de la Guerre froide, avec cette femme passée de l'autre côté sans pouvoir oublier ceux qu'elle a laissés là-bas, sans pouvoir trouver un équilibre entre passé et présent – équilibre au sens le plus concret ici : le présent, son compagnon en costume-cravate, tente de la maintenir en équilibre sur le dos du passé, l'être cher victime de l'oppression qu'elle ne peut oublier. C'est à nouveau Anna Osadcenko qui est au centre de la pièce – les deux rôles masculins, tout comme le corps de ballet, qui représente à la fois les victimes de l'oppression et la société insouciante du nouveau monde, n'existent que par rapport à elle. On regrette décidément que la mort prématurée de Cranko ait rompu la transmission de l'ensemble de la pièce, mais ces quelques minutes suffisent à émouvoir profondément, malgré la platitude des costumes datés de Jürgen Rose. Anna Osadcenko exprime de tous les angles de son corps le malaise dont elle ne peut se défaire dans sa nouvelle vie ; Jason Reilly, dans le court rôle incarnant les victimes de la tyrannie qu'elle a laissées derrière elle, parvient en quelques gestes à une puissance dramatique qui impressionne.
Crédits photographiques : © Roman Novitzky/Stuttgarter Ballett
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Stuttgart. Opernhaus. 1-II-2025. Mahler X Drei Meister (Mahler x trois maîtres) :
Das Lied von der Erde (Le Chant de la terre). Chorégraphie, décor : Kenneth MacMillan. Avec : Anna Osadcenko, Martí Paixà, Henrik Erikson ; ténor : Mihails Culpajevs ; mezzo : Claudia Huckle.
Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant). Chorégraphie : Maurice Béjart. Avec Matteo Miccini, David Moore ; Michael Wilmering, baryton.
Extrait de Spuren (Traces) ; chorégraphie : John Cranko ; décor et costumes : Jürgen Rose ; musique : extrait de l’Adagio de la Dixième symphonie. Avec Satchel Tanner, Anna Osadcenko, Jason Reilly.
Staatsorchester Stuttgart, direction : Mikhail Agrest