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A Liège, Tristan und Isolde de Wagner : aimer à en perdre la raison

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 2-II-2025. Richard Wagner (1813-1883) : Tristan und Isolde, opéra en trois actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Jean-Claude Berutti. Décors : Rudy Sabounghi. Costumes : Jeanny Kratochwill. Lumières : Christophe Forey. Création vidéo et assistant décors : Julien Soulier. Avec : Michaël Weinius : Tristan; Lianna Haroutounian : Isolde; Violeta Urmana : Brangäne; Evgeny Stavinsky : des König Marke; Birger Radde : Kurwenal; Alexander Marv : Melot; Zwakele Tshabalala : un jeune marin; Bernard Aty Monga Ngoy : un timonier. Choeurs de l’Opéra Royal de Wallonie, Denis Segond, direction; orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Giampaolo Bisanti, direction musicale générale.

Avec cette nouvelle production très attendue de Tristan und Isolde, dans la tragique et audacieuse mise en scène de , l'intendant réussit son pari de ré-imposer Wagner sur la scène liégeoise.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, voilà presque un siècle que Tristan und Isolde n'avait plus été représenté en bord de Meuse ! Et les derniers feux wagnériens avaient brûlé à Liège voici plus de vingt ans avec l'écroulement du Walhalla, au terme d'un Ring  intégral mis en scène par Jean-Louis Grinda peu avant la fin de son mandat.

C'est dire la tâche colossale à laquelle s'est attelé le directeur musical Giampolo Bisanti, à la tête un orchestre sensiblement rajeuni et vierge de tout expérience es matières. Il faut donc d'abord se féliciter de la fraîcheur et de l'enthousiasme déployés par la phalange liégeoise (et par les chœurs masculins de l'institution, présents au seul premier acte et excellemment préparés par Denis Segond) ré-abordant par cet intransigeant chef-d'œuvre le répertoire wagnérien : le résultat est globalement très probant, même si l'on peut regretter certaines fragilités –  un certain manque de cohérence de l'image sonore globale en dehors des grands tutti, un effectif de cordes un peu malingre, un pupitre de violoncelles parfois désordonné, quelques attaques hasardeuses.

veille au grain en permanence, avec un souci de lisibilité musicale -peut-être un rien trop rayonnant: son sens du détail n'oublie pas la grande courbe dramatique – comme au fil du récit d'Isolde au premier acte ou de l'immense scène d'amour du deuxième, d'une sensualité assez confondante. Le ressort théâtral se relâche toutefois  quelque peu durant un troisième acte plus fébrile – mais au Prélude, quel beau solo de cor anglais, désespéré, signé Olivier Habran depuis les coulisses ! La progression organique et musicale menant lentement à l'inexorable Liebestod final pourrait gagner en écrasante fatalité. Mais voilà incontestablement un assez remarquable travail opératique, probant musicalement et assez original.

La distribution n'appelle globalement que des éloges : pour sa prise de rôle, s'impose comme une Isolde stratosphérique, par sa facilité de projection, l'homogénéité du timbre au gré des registres, une puissance térébrante d'émission qui n'oublie pas les nuances, une maîtrise éprouvée du vibrato, un sens peu commun de la ligne et du legato : une voix assez unique au seul service de l'expression la plus authentique, depuis ses imprécations mortifères au premier acte à une Liebestod suffocante de beauté irradiante.

en Tristan, à la technique d'acier et au timbre d'airain, n'est pas en reste, en véritable champion des rôles d'Heldentenor wagnériens. Il est particulièrement bouleversant d'humaine fragilité dans les deux grandes scènes de délire du troisième acte, par ses demi-teintes mezzavoce presque inattendues après la vaillance héroïque déployée jusqu'alors.

impose, avec son timbre toujours royal et un aigu toujours bien présent, mais aussi, hélas, un vibrato parfois un soupçon envahissant, une Brangäne un peu monolithique, stricte, voire froide, notamment au gré de ses prévenantes interventions du deuxième acte. Le Kurwenal de , au timbre certes intéressant, s'avère quelque peu protocolaire ou assez rude d'expression et monocorde d'émission, là où l'on attendrait davantage de plasticité pétrie d'humanité pour ce rôle d'inconditionnel ami fidèle jusqu'au trépas. – noble basse au superbe timbre, déjà remarqué la saison dernière en Vodnik dans la Rusalka de Dvořák – s'acquitte avec bravoure et relief du bref mais difficile rôle du Roi Marke, par un monologue très habité au second acte, là où le jeune , est irréprochable de félonie et de férocité pour ses quelques interventions en Melot. Les rôles du jeune marin et surtout du pâtre au troisième acte sont confiés au jeune  ténor sud-africain , à la belle présence vocale malgré un timbre un peu vert, le timonier, au premier acte, étant assumé par un soliste du chœur, Bernard Aty Monga Ngoy, à la justesse parfois un rien approximative au gré de ses  périlleuses interventions quasi a capella.

Mais sans aucun doute la face la plus intrigante et audacieuse de cette production demeure la mise en scène confiée à   et à son équipe. Celle-ci resitue l'action dans une Europe fin-de-siècle – largement suggérée par les élégants costumes de ,- et renvoie donc à une époque contemporaine ou à peine postérieure à la création du drame.


Le metteur en scène, par une très habile conduite d'acteurs, évite le piège du statisme inhérent au livret assez contemplatif et entend faire ainsi écho à certaines versions alternatives du mythe ( « les Folies Tristan ») que Wagner a dû connaître pour en tirer les ultimes monologues de totale aliénation du héros. Pour Berutti, sous l'emprise de la « magicienne » Isolde et de ses philtres, Tristan est par essence un mélancolique délibérément autodestructeur, qui « contemple » en flash-back ses souvenirs lacunaires au gré des deux premiers actes. Michael Weinus est ainsi doublé dès le lever de rideau par un comédien (l'excellent à l'expressive gestique), sorte de doppelgänger tristanesque muet, spectateur de sa propre déréliction. Mais au troisième lever de rideau, il est en proie à ses ultimes délires où s'entrecroisent Eros et Thanatos. Isolé moralement au fond d'une chambre psychiatrique où son « cas » est purement médicalisé, – l'on pense  à la courte nouvelle Tristan de Thomas Mann, inspirée de l'opéra, et confinée mutatis mutandis au huis clos d'un sanatorium ! Isolde lui apparaîtra, mais sous des traits inattendus…


Les belles créations vidéos de (la mer d'huile étale sous des cieux en lambeaux au premier acte, le mystère nocturne du parc du château royal au second ou encore, en direct, tout au long du spectacle, les multiples projections à la verticale de l'espace scénique et les beaux décors de (voiles blanches virginales au premier acte, tissus de deuil moirés au second), sous les sculpturales lumières de renvoient un imaginarium aux multiples références cinématographiques : le lever de rideau fait irrésistiblement écho à Mort à Venise – de  Visconti – avec ce « double » malade en chaise roulante, canotier en main façon Dirk Bogarde/Aschenbach, contemplant la mer toujours recommencée ; l'atmosphère nocturne et torpide du deuxième acte lunaire nous fait songer au Mélancholia de Lars von Trier, et la séquestration clinique des derniers tableaux, avec ces multiples personnages récurrents mais transfigurés envoie aussi à l'ambiance glauque et délétère du Providence d'Alain Resnais.

Et c'est bien là l'atout majeur de cette singulière mise en scène dont les partis pris parfois contestables sont parfaitement assumés : suggérer par la puissance d'évocation et par les résonnances de notre propre imaginaire et de notre vécu, la métaphysique universelle d'une passion amoureuse destructrice jusqu'à la démence. Car peut-être dans la folie ordinaire de nos actes manqués,  sommes-nous tous à notre manière des Tristan ou des Isolde…

Crédits photographiques © J Berger – ORW-Liège
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