Un des plus forts opéras de Haendel revient à la vie avec une distribution dominée par Lawrence Zazzo et Elena Villalón.
Après un rendez-vous avec la stimulante et méconnue Partenope, l'Opéra de Francfort marque à nouveau sa fidélité à Haendel avec un opéra plus connu, mais trop rare dans les programmes des opéras au regard de ses hautes qualités musicales et théâtrales : Rodelinda a bénéficié depuis quelques années de la large diffusion de la mise en scène de Claus Guth, au répertoire à Francfort depuis 2019, dont ResMusica avait déjà rendu compte en 2018 depuis Lyon. Cette représentation est, du moins pour Francfort, la toute dernière, et l'enthousiasme à la fin du spectacle prouve une fois de plus que la raréfaction des opéras de Haendel ces dernières années n'a rien à voir avec une désaffection du public.
Le spectacle présenté par Guth semble avoir conservé neuf ans après sa création toute sa sève, il conserve en tout cas sa très grande lisibilité, en utilisant le personnage de l'enfant de Rodelinda et Bertarido comme fil conducteur – en l'occurrence une comédienne, Irene Madrid, qui est aussi chorégraphe et maîtrise parfaitement l'art du geste signifiant, avec une économie de moyens qui donne tout son poids au moindre mouvement, à la moindre mimique. On est en terrain de connaissance avec l'architecture de villa patricienne qui constitue le décor, similaire à tant d'autres spectacles plus ou moins réussis de Guth et de son inséparable décorateur-costumier Christian Schmidt : ces éternelles parois blanches glacent toujours un peu l'action, même si la scène tournante utilisée avec parcimonie permet de donner un peu de variété entre la sévère façade extérieure et le majestueux grand escalier intérieur.
Guth rajoute dans l'ouverture un élément qui n'est pas dans le livret : Bertarido, avant d'être lui-même chassé du pouvoir, l'avait conquis par un crime ; on comprend bien la volonté de retirer au personnage son auréole, d'en faire un personnage pas plus innocent que ses adversaires, mais cette donnée supplémentaire ne joue guère dans la suite de la soirée. Les dessins de l'enfant projetés sur le décor font beaucoup plus pour clarifier le propos de cet opéra éminemment politique, qui oppose le pouvoir fondé sur la légitimité et le charisme (Bertarido) et le pouvoir fondé sur le fait et sur la violence (Grimoaldo) ; le premier n'a pour ainsi dire qu'à paraître pour faire s'effondrer le second. Le grand mérite du spectacle est sa clarté, qui fait vivre les personnages et leurs émotions de manière lisible pour le plus distrait des spectateurs. Pour la puissance émotionnelle, on en restera tout de même à la version plus sombre de David Alden pour un spectacle vite enterré à l'Opéra de Munich, mais heureusement conservé par la vidéo (Farao Classics, avec une distribution exemplaire dominée par Dorothea Röschmann).
Bertarido est chanté par Lawrence Zazzo, certainement le plus beau timbre de contre-ténor de ces trente dernières années. On avait pu voir une certaine usure dans cette voix de miel il y a moins d'un an sur la même scène dans Giulio Cesare, mais le rôle est cette fois moins héroïque, et la poésie élégiaque a toujours été une force de Zazzo qui parvient souvent à émouvoir : son art de la phrase haendelienne est à nul autre pareil. Il trouve une partenaire à sa hauteur en la personne d'Elena Villalón : le timbre est juvénile, et la souplesse dont elle fait preuve lui permet de donner à son personnage une vie intérieure sans la confire dans son noble chagrin. Le duo de conseillers opposés voit le triomphe du mal sur le bien : le vil Garibaldo (Božidar Smiljanić), dont le rôle est à vrai dire plus payant, ne fait qu'une bouchée du vertueux Unulfo (Rafał Tomkiewicz), dont la voix manque de fermeté. Dans l'autre couple, Josh Lovell en tyran complexé manque un peu de variété, si bien qu'on voit mieux sa faiblesse que sa cruauté ; Zanda Švēde, sans aller aussi loin dans l'ironie mordante que la merveilleuse Felicity Palmer dans le spectacle de David Alden, est beaucoup plus présente que son infidèle fiancé.
Comme pour Giulio Cesare, c'est Simone Di Felice qui dirige l'orchestre de l'Opéra de Francfort. Il trouve cette fois un peu plus de variété et soutient mieux l'attention du public, mais le compte n'y est toujours pas vraiment : il tente certes de varier la matière sonore, mais le résultat paraît plus maniéré que puissant, contrairement à ce que George Petrou avait su obtenir du même orchestre pour Partenope. C'est cependant un obstacle minime pour ces retrouvailles bienvenues avec ce chef-d'œuvre musical et dramatique qu'est Rodelinda.