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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg
E comme Erwartung, esquisses, exil et expressionnisme.
Erwartung, (Attente) monodrame (1909)
A la lisière d'une forêt, une jeune femme attend avec un sentiment d'oppressante menace son amant. Angoissée et apeurée elle s'engage sous les arbres, elle perd plusieurs fois trace de tout sentier, entre terreur et souvenir des jours heureux, entre situation cauchemardesque et sourd espoir, entre clairière et ténèbres. Apercevant la maison de sa rivale, elle bute sur un corps, c'est le cadavre ensanglanté de son amant, poignardé. Tout d'abord réfugiée dans le déni, elle finit par appeler à l'aide. mais sa douleur et son deuil se transforment vite en haine et en sanglots, mêlant nostalgie et jalousie. Mais alors que le jour pointe, l'angoisse, le désespoir et la colère semblent se dissiper en un cruel apaisement nimbé d'une extatique tendresse.
Tel est l'argument, concocté par l'étonnante Marie Pappenheim (1882-1966), auteure, poétesse, librettiste, et par ailleurs une des premières doctorantes médecine à l'Université de Vienne – future dermatologue de renom et pionnière de la sexologie de par sa collaboration clinique avec Wilhelm Reich, dès 1928.
Très encouragée par Karl Krauss qui avait publié trois de ses poèmes dans sa revue littéraire et critique Die Fackel (le Flambeau), elle est remarquée par Schoenberg, qui la sollicite pour l'écriture d'un livret d'opéra. Il en ressort ce texte très ramassé – à peine six pages de format A5, y compris les didascalies et brèves descriptions des décors.
On nage en fait entre scène de crime, rêve cauchemardesque, délire obsessionnel criminel, voire expression inconsciente d'une pulsion de mort lors d'une séance de psychanalyse. Le livret peut donc aussi se lire dans la foulée de l'activité doctorale et des premières grandes publications freudiennes, dont les essais sur l'hystérie – ce qui ne manque pas de sel ; Karl Krauss, le protecteur de Pappenheim ayant été un adversaire déclaré des nouvelles théories de l'Inconscient !
Le livret comme sa transposition musicale explore une certaine idée d'une sphéricité temporelle, ou présent passé et projection future ne font plus qu'un.
Car il s'agit bien d'un « monodrame », comprenez un court opéra (une petit demi-heure d'une musique brulante et passionnée), à un seul personnage, explorant les tréfonds d'une âme féminine délaissée et abandonnée, de la peur angoissée jusqu'au délire hallucinatoire qui tourne à une forme d'aveuglement. On se souvient par exemple de la belle mise en scène offerte voici presque trente ans de Klaus Michael Grüber à la Monnaie et au Châtelet, avec Anja Silja dans une de ses plus vibrantes incarnations, ainsi rendue aveugle, avec lunettes noires et canne blanche au sein d'une forêt proliférante.
La découverte du cadavre de l'aimé a lieu au tiers de l'œuvre et lui sert quasi de second départ. C'est donc aussi un drame de la solitude, d'une âme trahie. Aujourd'hui on couple ce très bref opéra parfois assez judicieusement avec cet autre drame de l'abandon et de la torture attentiste qu'est la Voix humaine de Francis Poulenc, complément assez idéal sur le plan de la thématique – par-delà les évidentes différences de gestion des ressorts dramatiques des arguments et de langages musicaux des compositeurs. Mais c'est le plus souvent entourée d'autres œuvres du maître qu'Erwartung est donné en version de concert ou à la scène.
L'œuvre a connu musicalement une genèse éruptive, presque pulsionnelle : la particelle est menée à bien en quinze jours, du 27 août au 12 septembre 1909 et la partition d'orchestre mise au net le 4 octobre. Si Pierre Boulez parle à son sujet d' »effacement thématique » pour cette œuvre instinctivement guidée par son livret très suggestif, force est de reconnaître qu'elle défie presque l'analyse rationnelle, malgré une écriture aussi virtuose que très « pensée ». On peut quand même y repérer quelques courts motifs récurrents, dont certains exégètes ont relevé les mutations successives quasi biologiques au gré de l'action théâtrale. Certaines figures rythmiques – comme l'ostinato – reviennent aux moments-clés de l'ouvrage et permettent d'articuler le discours musical par de saisissants effets de mémoire.
L'orchestre est assez pléthorique (c'est celui des pièces opus 16 contemporaines, augmenté d'un glockenspiel), utilisé non seulement pour ses teintes fauves et rutilantes dans les tutti les plus dévastateurs, mais encore avec une tendresse presque irréelle dans les brefs moments d'apaisement recouvré, tel cet accord de onze notes distillé avec une retenue presque suave.
La vocalité est extraordinairement tendue et demande de la part de la soliste – surtout face à cet orchestre assez gigantesque – un engagement de tous les instants, dans l'enchainement sans interruption des quatre scènes : Schoenberg y redéploie à grande échelle les acquis d'écriture de son alors récent recueil de lieder Le Livre des jardins suspendus, avec cette alternance – plutôt que le compromis – de récitatifs quasi parlando, et d'envolées lyriques d'un fiévreux expressionnisme.
Œuvre drue et imparable, Erwartung vit sa création plusieurs fois envisagée avant d'être reportée sine die et enfin assurée par le fidèle Alexander von Zemlinsky au Neues Deutsches Theater de Prague la 6 juin 1924, avec Maria Gutheil-Schoder en soliste. Cette première exécution révélait toute l'acuité et la modernité prémonitoire de l'œuvre préfigurant notamment le Wozzeck de Berg (créé l'année suivante à Berlin) dont le troisième acte partage cette scène de crime hallucinée et cette présence trouble d'une lune sanglante.
Erwartung sera repris au Krolloper de Berlin en janvier 1930 – couplé à die Glückliche Hand – sous la direction d'Otto Klemperer et confirmera, malgré les critiques de la presse réactionnaire, la place de premier plan du compositeur alors largement cinquantenaire au sein de l'avant-garde musicale parfois sulfureuse de la République de Weimar.
Elle a été défendue ensuite, entre autres, par Hermann Scherchen ou Dimitri Mitropulos, et s'est imposée peu à peu au répertoire (citons entre autres au disque les versions signées Pierre Boulez avec Janis Martin, Christoph von Dohnanyi avec Anja Silja, ou James Levine avec Jessye Norman) tout en demeurant étrangement fascinante par son intemporelle modernité.
Esquisses
A partir de 1904-1905, Schoenberg consigne dans des carnets d'esquisses ses pensées musicales. Une habitude qu'il conservera jusqu'au soir de sa vie. La plupart d'entre eux ont été conservés et sont consultables aujourd'hui au Arnold Schoenberg Center de Vienne.
Ils sont à plus d'un titre passionnants car ils permettent à la fois d'établir la généalogie de beaucoup d'œuvres achevées, mais aussi l'esprit toujours en éveil du maître, notant ici à la va vite une idée musicale ou esquissant quelques mesures à développer, ailleurs posant les bases d'un canevas harmonique inédit ou d'un canon énigmatique. Certains idées ont au coup par coup été parfois menées un peu plus loin sur des feuillets indépendants sans nécessairement aboutir, et parfois laissées telles quelles en plan.
Au delà de l'inachèvement de plusieurs grands projets d'envergure mais composés par vastes pans (Moïse und Aron, ou die Jakobsleiter) sur lesquels nous nous pencherons plus avant existe donc une pléthorique collection de ces « pensées musicales » laissées à l'état brut, que l'on pourrait comparer dans un autre domaine aux douze carnets de Leonard de Vinci qui nous sont parvenus, et qui permettent, du moins pour les érudits qui peuvent les consulter et les déchiffrer, de se faire une idée de l'effervescence d'un génie aussi impulsif que protéiforme.
Exil
On peut déjà considérer par l'installation familiale à Vienne en provenance de Bratislava, avant même sa naissance, Schoenberg comme un perpétuel exilé « de l'intérieur », une sorte d'incarnation – et au sens propre – du « Juif errant ».
Partagé à l'âge adulte des années durant entre Vienne et Berlin pour des raisons professionnelles, il hérite d'un statut assez particulier à la fin de la Grande Guerre. Il n'est plus considéré comme autrichien que pas assimilation, puisque ses origines (tchéco)- slovaques deviennent caduques dans la République croupion autrichienne rebâtie sur les cendres du défunt empire austro-hongrois.
En 1932, alors que sa santé est défaillante – avec ces crises d'asthme répétées – Schoenberg en délicatesse avec le comité directeur de l'Académie Prussienne, et devant l'émergence d'un antisémitisme de moins en moins larvé, songe sérieusement à s'installer à Barcelone, où il séjourne de longs mois, à l'invitation de son ancien élève Roberto Gerhard.
L'arrivée des nazis le décide à choisir le chemin d'un exil, un peu dans la précipitation – ses effets et documents personnels suivront au compte-gouttes…Il passe par la France (de mai à octobre 1933), de Paris à Arcachon, puis Le Havre où il embarque pour New-York. Un cours moment attaché à Boston, il préfère pour d'évidentes raisons de santé le climat plus amène de la Californie où une diaspora germanique constituée tant de Juifs que d'opposants politiques ou intellectuels au nazisme s'installera peu à peu.
Après quelques années apatrides – et après l'Anschluss bénéficiant de papiers diplomatiques tchécoslovaques pour régulariser sa situation aux Etats-Unis – il obtient le 23 mai 1941 la nationalité américaine.
Mais encore par la suite, Schoenberg envisagera – comme un dernier rêve – une possible installation en Nouvelle-Zélande, où il aurait rejoint certains parents éloignés, voire, après la création de l'Etat d'Israël, un possible retour en l'Etat hébreu. Mais vu son état de santé et sa grande fatigue physique, il renoncera à ses nouveaux projets de transit et d'installation.
Expressionnisme
L'expressionnisme est ce courant artistique du début du vingtième siècle laissant primer une vision subjective et émotionnelle du monde, privilégiant l'expressivité face au strict cadre formel.
Le mouvement expressionniste est avant tout pictural connaît ses prémices avec certaines toiles de Van Gogh (entre autres la Nuit étoilée dans sa version de Saint-Rémy) ou Munch (avec comme exemple la plus connue : le Cri) et connaît différentes variantes européennes, Par certains aspects le fauvisme français s'y rattache, mais c'est en Allemagne et à Vienne qu'il éclot véritablement. D'une part avec Die Brücke (« le pont ») fondé en 1905 à Dresde, autour de Kirchner et Nolde et plus tard la Sécession munichoise représentée par « Der Blaue Reiter » ( le Cavalier bleu) autour de Kandinski – dont les relations avec Schoenberg feront l'objet d'une « entrée » de notre dictionnaire – , Marc, et plus tard Macke.
Néanmoins, de manière plus individuelle, certains peintres de formation viennoise, par leur propres recherches individuelles et « scandaleuses » pour la bonne société s'approchent de ce courant esthétique : citons Egon Schiele, Oskar Kokoschka et entre impressionnisme et expressionnisme l'ami et voisin de Schoenberg, Richard Gerstl – avec lequel Mathilde, la première épouse du compositeur aura une relation adultérine – qui, à vingt-cinq ans, finira pas se suicider, tel le peintre dans Lulu.
Schoenberg, dès ses œuvres de jeunesse tonales, tend vers une nouvelle expressivité musicale (l'exacerbation des tensions dans la première partie de Verklärte Nacht, toute l'introduction de la troisième partie des Gurre-Lied, ou son Pelléas et Mélisande d'après Maeterlinck pour très grand orchestre – qui tout en suivant fidèlement la trame du drame arrive à un résultat esthétique diamétralement opposé – mais tout aussi probant – au parcours de l'opéra exactement contemporain de Debussy.
La totale libération du langage tonal mène Schoenberg à une exacerbation de l'expression musicale, avec une violence éruptive peu commune ou une suavité raffinée, dépeignant certain pressentiment de l'angoisse ou d'un drame latent (les pièces 1 et 4 de l'opus 16 et surtout, outre ses deux premiers et courts opéras Erwartung et dis Glückliche Hand).
Le langage musical (aussi raffiné puisse-t-il être) se calque rhétoriquement sur les poèmes glauques de Giraud /Hartleben pour le Pierrot Lunaire.
L'Echelle de Jacob – dont le compositeur rédige lui-même le livret symbolique – pousse également très loin l'exacerbation sonore, tout en laissant aussi planer une paix immatérielle à l'évocation de l'Ame s'élevant vers les Cieux à la fin du fragment qui nous est parvenu.
On peut également citer les étonnants et trop peu connus lieder opus 22, comme œuvre satellite de cette période de créativité mais aussi de doute intenses.
Kandinsky et Schoenberg – le premier avec l'abstraction en peinture, l'autre avec l'atonalité en musique – par ailleurs liés par la correspondance puis l'amitié, ont ainsi par leur esthétique expressionniste franchit les limites académiques formelles jadis imposées dans leur domaine artistique respectif.
En génie protéiforme, et dans la proximité avec Kandinsky, et dans une moindre mesure Kokoschka, Schoenberg peindra fiévreusement surtout dans la période 1910-1913, dans un esprit certes encore figuratif mais tendant vers l'expression la plus symbolique. (Alliance ou les mains) .
Enfin, il convient bien entendu de ne pas limiter l'expressionnisme à cette période, ces contrées et ces artistes viennois ou germaniques – ce que fait un peut trop Alain Poirier dans son excellent par ailleurs l'Expressionnisme et la Musique (édition Fayard). L'expressionnisme pictural connaitra bien des avatars après la Grand Guerre, dès les années 1920 avec un fort relent social en Belgique (Permeke, de Smet) et aux Pays-Bas ou une dénonciation politique ou pacifiste à Berlin (Grosz, Dix), dans ce cas en parallèle musical avec la nouvelle objectivité musicale d'un Hindemith ou l'esthétique d'un Karl Amadeus Hartmann. Et bien entendu, après 1945 ; cette tendance esthétique connaîtra d'autres aventures notamment anglaises (Francis Bacon) ou américaines (De Kooning, Pollock …)
Et, dans le domaine musical, chacun à leur manière, dans tout ou partie de leur œuvre, Honegger (Horace Victorieux, Pacific 231, symphonie liturgique), Chostakovitch (entre autres au fil de la Symphonie n° 8, ou des quatuors à cordes 7 à 10 entre autres) Ralph Vaughan Williams (Job, quatrième et sixième symphonies), voire plus près de nous, un Bernd Alois Zimmermann ou un Hans Werner Henze peuvent tous prétendre à un certain expressionnisme très personnel car souvent très éloigné du courant tel qu'(in)auguré par Schoenberg.
Crédits photographiques : Heidi Melton dans Erwärtung à la Fenice de Venise septembre 2024 © Michele Crosera ; Wassily Kandinsky Fuga (1914) © fondation Beyeler, Suisse ; Arnold Schoenberg : Alliance/ les Mains (1910) © Arnold Schoenberg centrum, Wien.
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