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Sauvons l’opéra ! Mais sauvons-le durablement !

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La crise énergétique frappe de plein fouet les maisons d’opéra, fragilisées depuis plusieurs années par un modèle qui semble à bout de souffle. Le temps est venu de nous réinventer.

Janvier 2019, Venise. La scène s’illumine. Je suis Werther. Les premières notes s’élancent et les premiers mots nous emportent. “Ô nature pleine de grâce, reine du temps et de l’espace, daigne accueillir celui qui passe”. Un clin d’œil plus tard, la représentation est terminée. La Fenice ferme ses portes, les spectateurs rentrent chez eux et je remonte le canal en vaporetto. La nature m’accueille en pleine Acqua Alta, phénomène rendu habituel par le changement climatique. Inlassablement, les cafetiers, sisyphes des mers, écopent leur bistrot à chaque vague nouvelle. Venise lutte pour ne pas couler…

Janvier 2025, Bordeaux. Les scènes s’allument de moins en moins. Je ne suis plus Werther qu’occasionnellement. Les factures d’énergie et l’inflation du coût des matières premières nous emportent dans une crise sans fin, portée par la finitude du monde. Les annulations tombent en cascade et les opportunités de chanter la beauté de la nature se réduisent à peau de chagrin. Les syndicats demandent des moyens pour survivre et simplement payer les factures. Les scénographes se débattent pour tenir les coûts. Les maisons d’opéra écopent leur saison à chaque vague nouvelle. Le grand répertoire disparaît des levers de rideau. Un ballet supprimé, un chœur licencié… L’opéra lutte pour ne pas couler.
Comment ne pas voir la métaphore nous filer sous le nez comme une comète annonçant des temps obscurs ? Et surtout comment en sommes-nous arrivés là ? Au bout de la catastrophe annoncée, à ces œuvres et soirées grandioses, mais droguées aux énergies fossiles et à l’épuisement des ressources naturelles, désormais annulées. Comment continuer à chanter la beauté de la nature sans lui nuire ?

Depuis 5 ans, je tente de faire avancer la question de la soutenabilité dans le monde de l’opéra. Si je publie cette tribune, comme une bouteille à la mer, c’est aussi parce que je m’y épuise. Je suis ténor, pas consultant en soutenabilité ! Ce n’est pas mon travail de rendre mon métier durable ! Mais qui, aujourd’hui, s’en préoccupe vraiment quand certains prétendent, à grands coups de dumping social carboné, être allés “au bout des modèles vertueux” alors que tout reste à faire !

Comment continuer à défendre la création de décors gigantesques dont l’espérance de vie ne dépasse pas la poignée de journées, le tout à partir de matières fraîches, toujours plus coûteuses ? Comment accepter que les œuvres ne puissent pas circuler davantage entre nos maisons faute de coopération, de conditions financières intenables, ou de changement de modèle de production ? Comment continuer à défendre la circulation insensée d’interprètes à qui l’on fait faire des milliers de kilomètres pour une audition de quelques minutes, des rôles absolument secondaires, des aller-retours pour des engagements simultanés… Venise, il y a 6 ans, j’aurais pu prendre le temps d’y venir en train. J’aurais été heureux de le faire si le contexte me l’avait permis. Mais le veut-on ?

En tant qu’artiste, j’ai mené 4 ans d’expérimentation. J’ai modifié ma mobilité professionnelle tout en mesurant l’impact sur mes revenus. Le constat est sans appel, devenir un artiste engagé et opter pour 100% de mobilités décarbonées, correspond à une baisse de moitié de mes revenus. Après plusieurs appels à l’échelle nationale et européenne, des soutiens émergent mais la filière lyrique ne semble pas prête, elle ne sait pas, ne peut pas ou ne veut pas soutenir ce type de démarche. Elle ignore une nouvelle génération d’artistes et de spectateurs qui souhaitent un autre monde lyrique : soutenable.
Certains multiplient les fausses soirées d’opéra, réduisent l’espace pour le véritable art lyrique, menacent la pérennité des chœurs et des orchestres permanents. Tous savent qu’une refonte de nos modes de production est nécessaire pour ne pas vider nos maisons d’opéra de leur substance artistique. Une étude prospective du CNM prévoit que d’ici 2030-2035, la moitié des opéras français pourraient se réduire à de simples salles d’accueil, voire être privatisés. Les seules maisons qui résisteront seront celles qui, comme aujourd’hui, maintiendront une programmation ambitieuse et abondante du grand répertoire, prouvant que l’excellence artistique peut aller de pair avec la responsabilité sociale et environnementale.

Ne souhaitons-nous pas payer des musiciens ou des scénographes plutôt que des factures de gaz ? Ce serait bon pour la culture et le porte-monnaie. Ne souhaitons-nous pas cesser d’importer du bois rare d’Okoumé, plutôt que de réemployer nos anciens décors ? Ce serait bon pour la nature et le porte-monnaie. Ne souhaitons-nous pas coproduire ensemble, créer des troupes temporaires et faire tourner une diversité de spectacles plutôt qu’entrer en compétition pour produire chacun son “Carmen” ? Ne souhaitons-nous pas cesser de payer des stars hors sol, au bilan carbone démentiel, plutôt que défendre davantage les artistes locaux, souvent reconnus partout ailleurs dans le monde ? Pourquoi est-il plus facile pour moi d’être engagé au MET de New-York ou à la Fenice plutôt qu’à proximité ? Où est l’économie circulaire quand certains théâtres envoient 80% de la masse salariale dédiée aux solistes à l’étranger et que l’État doit subventionner une seconde fois le chômage des résidents fiscaux ?

Au-delà de mes expérimentations personnelles, l’ensemble de mes propositions pour l’opéra font l’objet d’un court recueil, que j’ai appelé BIOpéra. C’est une invitation à ouvrir la discussion, nous réinventer, à réinscrire les maisons d’opéra dans l’avenir. Cet inventaire à la Prévert est une porte ouverte à la transformation de nos usages et sauver nos emplois. Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour savoir exactement ce qu’il faut faire, ni comment, mais je suis assez placé pour savoir que si nous ne réparons pas la coque du bateau, nous finirons par couler.

La transition écologique peut nous aider à passer cette nouvelle crise. Elle nous met face à l’invraisemblable quantité de moyens matériels que nous déployons pour diffuser notre Art. Et comme pour toutes les autres activités humaines, il est temps pour notre Art d’atterrir.

Je ne veux pas 5 fois moins d’opéra. Je veux des opéras 5 fois moins impactants pour la planète. Je ne veux pas cesser de rêver ou de m’émerveiller, mais je ne veux pas que le prix de ces rêves ou de cet émerveillement soit supporté par mes enfants.

Nous aurons besoin des amateurs d’opéra dans cette aventure. Sans les publics, nous ne sommes rien. Nos spectateurs, par leur passion et leur attachement à cet art séculaire, sont les mieux placés pour comprendre l’importance de le préserver durablement. Leur soutien sera crucial pour accompagner cette évolution nécessaire, pendant que les nouvelles générations nous rejoignent avec leurs propres aspirations et leur vision d’un opéra en phase avec les enjeux de notre temps.

Oui ! Sauvons l’opéra ! Mais sauvons-le durablement ! Pour que tout ce qui nous environne ait à nouveau l’air d’un paradis…

Cette tribune a fait l’objet d’une première publication le 25/01/2025 sur le profil linkedin ainsi que sur le compte Facebook de l’auteur, le ténor Sébaztien Guèze.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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