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Besançon. Les 2 Scènes. Théâtre Ledoux. 23-I-2025. André Campra (1660-1744) : Le Carnaval de Venise, opéra-ballet en un prologue et trois actes sur un livret de Jean-François Regnard. Mise en scène, scénographie et costumes : Clédat & Petitpierre. Lumières : Yan Godat. Regard chorégraphique : Sylvain Prunenec. Avec : Sergio Villegas Galvain, baryton (Léandre) ; Anna Reinhold, soprano (Léonore) ; Victoire Bunel, mezzo-soprano (Isabelle) ; David Tricou, ténor (Orphée) ; Guilhem Worms, baryton-basse (l’Ordonnateur/ Rodolphe/Pluton) ; Mathieu Gourlet (basse) ; Studio Il Caravaggio (cheffe de chœur : Lucile de Trémiolles ; Apolline Raï-Westphal, Clarisse Dalles, Louise Bourgeat, Laura Jarrell, Benoît-Joseph Meier, Jordan Mouaissia, Léo Guillou-Keredan) et Ensemble Il Caravaggio, direction : Camille Delaforge
La Co[opéra]tive remet au premier plan la musique encore trop méconnue d'André Campra et révèle la manière singulière du duo Clédat & Petitpierre.
Il faut toujours rappeler l'importance d'André Campra, compositeur dont la naissance à équidistance de Lully et de Rameau lui vaut généralement relégation dans la double ombre portée de ces deux géants de la musique. D'abord parce qu'il est l'inventeur d'un genre (l'opéra-ballet) dont le célèbre Dijonnais ne se privera pas de faire l'essentiel de sa production, et aussi parce que l'enivrante séduction de sa musique s'impose d'elle-même face à celle, plus guindée, de l'illustre Italien. C'est à Aix en Provence, où il naquit en 1660, qu'en 1975, le mélomane entendit parler pour la première fois du Carnaval de Venise, que le Festival d'Art Lyrique avait confié à un metteur en scène qui venait de faire une entrée majeure dans le monde de l'opéra : Jorge Lavelli. Et puis plus rien. Cinquante ans plus tard et un unique enregistrement (Hervé Niquet) plus loin, La Co[opéra]tive convie ses spectateurs à réparer l'injustice.
Noceur à tout prix (« Profitez des beaux jours, le temps des plaisirs ne dure pas toujours»), le livret que Jean-François Regnard a écrit pour Le Carnaval de Venise (à ne pas confondre avec Les Fêtes vénitiennes, que Robert Carsen monta à l'Opéra Comique en 2015) est un prétexte, de surcroît un des plus minces qui soient : Léonore et Isabelle en pincent pour Léandre ; Léandre et Rodolphe en pincent pour Isabelle ; Léonore et Rodolphe s'allient afin de mettre au point une vengeance commune. Un marivaudage avant l'heure qui ne peut intéresser aujourd'hui qu'au second degré, ce dont ne se prive pas le duo Clédat (Yvan) & Petitpierre (Coco) convié à profiter de cette occasion rêvée pour faire découvrir au plus grand nombre leur esthétique, dont fantaisie et poésie sont les maîtres-mots.
En accord avec un Prologue intimant de mettre un peu d'ordre sur scène, les deux artistes, comme des enfants qui auraient oublié de ranger leur chambre, ont jeté des pièces de bois en forme d'arcs de cercles sur un plateau lui-même circulaire, veillé par un quintette de polichinelles échappés des tableaux de Tiepolo. Omniprésents (jusque dans le hall du théâtre où, à l'instar du Tannhaüser de Tobias Kratzer, ils continueront de divertir le public de l'entracte avec une chanson napolitaine : Cicinerella mia), ils sont les hommes et femmes à tout faire d'un spectacle qu'à la manière de la Coccinelle de Gotlib, ils ne se priveront pas de commenter.
Ce désordre initial, vite agencé en cercles concentriques, trace ensuite les contours de son propre cosmos, au moyen de ballons colorés de toutes tailles, qui, posés sur des orbes de bois, font progressivement naître l'image d'un système solaire. L'atemporalité de cette aire de jeu modulable (superbes apparitions de sphères joueuses en apesanteur) n'empêche ni l'évocation d'une Venise fantasmée, lorsque les arceaux de bois renversés font penser aux ponts de la Cité des Doges, ni celle d'un Théâtre rêvé, lorsqu'un spectaculaire rideau de glands géants glisse des cintres. Contrastant avec la pâleur maladive de ceux des Polichinelles, les costumes étincelants des protagonistes déclinent le motif du losange cher à Arlequin : une soyeuse garde-robes délaissée au moment du magnifique divertissement final (une parodie d'Orfeo) au profit de sulfureux costumes transformant les chanteurs en flammes de l'enfer. Tel est donc, posé devant un noir d'encre, et superbement éclairé par Yan Godat, le bel imaginaire de deux artistes (également sculpteurs et chorégraphes, Clédat & Petitpierre se disent en sus des plus attentifs à la transformation des corps) que peu connaissaient avant l'entrée dans le Théâtre Ledoux de Besançon, où se donne ce soir la première d'une création appelée à voyager dans les cinq autres villes actuellement membres de La Co[opéra]tive.
Musicalement, la structure co-fondée à l'initiative de Loïc Boissier n'a pas fait les choses à moitié. L'Ensemble Il Caravaggio (20 instrumentistes) conduit par Camille Delaforge défend le compositeur français avec le sens de la fête et de l'hédonisme sonore qui siéent à ce divertissement de deux heures d'horloge. Alliés à la fantaisie lunaire du plateau, plénitude des pupitres et sens des enchaînements enchantent. Introduit par le très sonore Guilhem Worms (qui sera aussi Rodolphe et Pluton), le plateau vocal impressionne par sa qualité comme par son investissement : un chœur de sept artistes (mais la puissance du double) articulant « comme un seul homme » et dissimulant une belle brochette de solistes. En Léonore, la voix d'Anna Reinhold, un brin acidulée par instants, se distingue de celle, bellement enflammée, de l'Isabelle de Victoire Bunel, Sergio Villegas Galvain incarnant le plus parfait des amants désirés et Mathieu Gourlet un impeccable Carnaval. Il faut attendre le mitant de la soirée pour que l'excellent David Tricou gratifie de sa gracieuse vocalité le très beau trio masculin (Luci belle) et de son humour l'hilarant Orfeo gotlibien du divertissement final.
Fondant devant l'esthétique sans histoire du duo Clédat & Petitpierre, devant l'énergie roborative d'Il Caravaggio et de sa cheffe déchaînée derrière son clavecin, on oublie même que Le Carnaval de Venise est un opéra-ballet. Bien qu'animée, comme toute galaxie, d'une sorte de mouvement perpétuel, le spectacle ne constitue effectivement pas, loin s'en faut, une apothéose de la danse. Pas de gestique baroque spécifique, à peine un « regard chorégraphique » crédité dans le programme (Sylvain Prunenec). Et pourtant, malgré le convenu de la dramaturgie, pas une seconde où l'intérêt ne retombe. Quelle autre meilleure preuve de la réussite de cette neuvième création de La Co[opéra]tive?
Crédits photographiques : © Martin Argyrolo
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Besançon. Les 2 Scènes. Théâtre Ledoux. 23-I-2025. André Campra (1660-1744) : Le Carnaval de Venise, opéra-ballet en un prologue et trois actes sur un livret de Jean-François Regnard. Mise en scène, scénographie et costumes : Clédat & Petitpierre. Lumières : Yan Godat. Regard chorégraphique : Sylvain Prunenec. Avec : Sergio Villegas Galvain, baryton (Léandre) ; Anna Reinhold, soprano (Léonore) ; Victoire Bunel, mezzo-soprano (Isabelle) ; David Tricou, ténor (Orphée) ; Guilhem Worms, baryton-basse (l’Ordonnateur/ Rodolphe/Pluton) ; Mathieu Gourlet (basse) ; Studio Il Caravaggio (cheffe de chœur : Lucile de Trémiolles ; Apolline Raï-Westphal, Clarisse Dalles, Louise Bourgeat, Laura Jarrell, Benoît-Joseph Meier, Jordan Mouaissia, Léo Guillou-Keredan) et Ensemble Il Caravaggio, direction : Camille Delaforge