À Flagey, trente bougies pour le Quatuor Belcea, au sommet de ses moyens
Plus de détails
Bruxelles. Flagey. 22-I-2025. « Highlights »: Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Quatuor à cordes « n°20 » en ré majeur, « Hoffmeister », K.V.499 ; Benjamin Britten (1913-1976) : quatuor à cordes n° 3 op. 94 ; Ludwig van Beethoven (1770-1827) : quatuor à cordes n° 9 « Razumowski » en ut majeur op. 59 n°3. Quatuor Belcea
Pour fêter son trentième anniversaire par une tournée européenne, le Quatuor Belcea proposait à Bruxelles un programme highlights avec des interprétations de Mozart, Britten, Beethoven totalement renouvelées.
Les aficionados du Quatuor Belcea s'en souviendront. Lors de la biennale du quatuor à cordes à Paris voici onze ans, l'ensemble proposait les deux mêmes œuvres, se répondant secrètement, données ce soir en première partie : l'assez méconnu mais sublime quatuor Hoffmeister KV 499 de Mozart et le testament musical et spirituel de Benjamin Britten, son troisième quatuor à cordes opus 94. Deux œuvres par ailleurs livrées, parmi bien d'autres, au disque par le groupe dès le début de sa carrière mais repensées, à la présente occasion, dans leur canevas interprétatif. S'y ajoute ce soir après l'entracte une suprême version du troisième quatuor Razumowski (opus 59/3) de Beethoven, d'une hauteur de vue solaire et d'une intensité irrésistible.
Car, en six lustres, l'effectif de cette formation très cosmopolite aura quelque peu changé, autour de la personnalité irradiante et exigeante de sa fondatrice la Roumaine Corina Belcea et du chaleureux altiste polonais Krzysztof Chorzelski, éléments centraux et stabilisateurs des échanges discursifs. Si le violoncelliste français Antoine Lederlin a rejoint le groupe il y a près de vingt ans, l'arrivée voici deux ans au délicat poste de second violon de l'Australo-coréenne Suyeong Kang (à la succession d'Axel Schacher, et plus lointainement de la regrettée Laura Samuel, récemment disparue) a sensiblement changé l'approche globale, sinon la sonorité, et la conception dynamique de l'ensemble. Certes, les Belcea, d'une confondante justesse d'intonation tout au fil de ce récital, restent toujours dans les mouvements les plus roboratifs ou extravertis d'une puissance symphonique quasi tellurique, et leur vision des œuvres demeure d'une conception architecturale souverainement maîtrisée (final du troisième Razumowski). Mais ailleurs, tout en se jouant ce soir de l'acoustique à la fois enveloppante et précise du Studio 4 de Flagey, par un subtil jeu des équilibres (par exemple, au fil de l'introduction lente de ce même quatuor beethovénien), par la maîtrise des nuances infinitésimales, par le modelé des phrasés (l'exorde du Hoffmeister), par la ténuité des pianissimi (les trois mouvements impairs d'ambiance nocturnes de l'opus 94 de Britten), par une minutieuse mais passionnante maîtrise des coups d'archets, et par un impeccable travail dialogique, ils semblent davantage encore creuser le son et cultiver une plus large palette expressive, et irradier d'un éclairage neuf les échanges polyphoniques les plus drus.
Subtilement ombragé, et magnifique de cantabile, le quatuor en ré majeur Hoffmeister de Mozart déploie sous ces archets inspirés, tant en son Allegretto liminaire, malheureusement donné sans aucune reprise, qu'au fil de son plus capricieux final, une efflorescence architectonique de ses principaux motifs jalonnant un discours très serré, mais toujours merveilleusement lumineux. Les Belcea n'oublient pas de souligner, au cœur du Menuetto si tonique, les affres tragiques du trio central en ré mineur et surtout confèrent au sublime Adagio, centre névralgique de l'ouvrage, cette fraîcheur opératique, ce théâtre des faux-semblants, cette intelligente et pourtant amère conversation, rappelant tellement le final nocturne des Nozze di Figaro, conçu peu auparavant.
C'est un peu le même type de rapport opératique, en creux, mais essentiel qu'offre le testamentaire troisième quatuor opus 94 de Benjamin Britten (1975), à rapprocher de son ultime opéra Death in Venice dans son immatérielle passacaille conclusive (sous-titrée la Serenisima). Le Quatuor Belcea joue à merveille la carte de l'opposition des registres expressifs des mouvements pairs, sortes de scherzi volontiers sardoniques et cyniques – on pense sous leurs archets incisifs plus que jamais à Bartók au fil de l'Ostinato, à Mahler ou Chostakovitch pour la pénultième Burlesque. Mais ils cultivent ailleurs au gré des mouvements impairs, lents et volontiers méditatifs, une sonorité irréelle (au fil des Duets du volet initial), ou presque désincarnée dans sa déréliction discursive (telle, aux ultimes mesures du final, la marche harmonique du violoncelle égrenée perdendosi par Antoine Lederlin). Mais, sans doute sommet absolu de cette magistrale interprétation et peut-être de tout le concert, le vaste Solo, permet au Guadagnini de Corina Belcea de déployer son chant presque écrasant de tension psychologique, mêlant calme élégiaque et inquiétante étrangeté.
Après l'entracte, les Belcea réservent la surprise (pour qui connaît leur intégrale discographique Beethoven captée live à Aldeburgh voici déjà treize ans) d'une vision complètement repensée du troisième quatuor Razumowski, fruit d'un ouvrage toujours remis sur le métier. Est-ce le résultat de leur évolution humaine, d'une maturation accrue de leur conception hautement spéculative de l'œuvre, ou encore les effets bénéfiques de la personnalité, plus jeune et plus intériorisée, de leur nouvelle seconde violoniste ? Mais voilà une interprétation qui surprend à plus d'un titre : par l'éclairage intense des voix intermédiaires, par le sens du suspense déployé tout au fil de l'incertaine introduction andante con moto, jouée vraiment sotto voce jusqu'à l'extinction, par la sophistication déboutonnée des coups d'archet (les grands soli de Corina Belcea lors de la réexposition de l'allegro vivace liminaire), ou par le sens de la narration épique déployé tout au long de l'andante con moto et de sa marche triste et obstinée sous les pizzicati du violoncelle.
Mais c'est l' Allegro Molto fugué final, très maîtrisé, enlevé avec une cinglante insolence dans un tempo d'enfer qui nous fait rendre les armes, par son effervescence galvanisante et son sens des gradations dynamiques menant à une coda radieuse de positivité. Après ce final électrisant, nos interprètes concèdent un seul bis mais de taille : le Lento assai cantante e tranquillo, mouvement lent de l'ultime quatuor beethovénien opus 135, donné, telle une immatérielle musique des sphères, avec tout le recueillement quasi religieux requis, idéal pour prendre paisiblement congé d'un auditoire aussi conquis qu'attentif.
Après cette tournée anniversaire, les Belcea nous promettent d'aborder de nouveaux et passionnants rivages : outre une création d'une œuvre commandée au grand compositeur australien Brett Dean pour 2026, ils rapprocheront, entre autres, au gré de leurs prochains concerts, les quatuors à cordes de Schoenberg (dont le deuxième prévu avec Barbara Hannigan) avec les ultimes opus du maître de Bonn…
Crédits photographiques : quatuor Belcea © Maurice Haas et Res Musica.
Plus de détails
Bruxelles. Flagey. 22-I-2025. « Highlights »: Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Quatuor à cordes « n°20 » en ré majeur, « Hoffmeister », K.V.499 ; Benjamin Britten (1913-1976) : quatuor à cordes n° 3 op. 94 ; Ludwig van Beethoven (1770-1827) : quatuor à cordes n° 9 « Razumowski » en ut majeur op. 59 n°3. Quatuor Belcea