Chostakovitch, le feu et la glace par Thomas Sanderling à la Philharmonie de Paris
Plus de détails
Paris. Philharmonie – Grande Salle Pierre Boulez. 27-I-2025. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Le Nez, extraits symphoniques inédits tirés de l’opéra éponyme ; Symphonie n° 15 en la majeur op. 141 ; Robert Schumann (1810-1856) : Concerto pour violoncelle et orchestre, dans une réorchestration de Dimitri Chostakovitch. Emmanuelle Bertrand, violoncelle. Orchestre national d’Île-de-France, direction : Thomas Sanderling
Dans un rare et pertinent programme dévolu à Dimitri Chostakovitch, l'Orchestre national d'Île-de-France, dirigé par Thomas Sanderling, interprète en création française des extraits symphoniques du Nez, la Symphonie n° 15 et le Concerto pour violoncelle de Robert Schumann dans la réorchestration de Chostakovitch, avec Emmanuelle Bertrand en soliste.
Le Nez est le premier opéra de Dimitri Chostakovitch, composé en 1927-1928, à l'âge de 21 ans, fruit de la période « futuriste » du compositeur, mouvement esthétique éphémère (musical et pictural) inspiré de la liberté retrouvée et de la fièvre créatrice faisant suite à la Révolution de 1917. Une effervescence artistique rapidement anéantie par Staline qui censura l'opéra en 1930, après sa création à Leningrad sous prétexte de « formalisme ». Cette partition criante de modernité réapparait, en création française, à l'occasion du concert de ce soir sous forme de ses intermèdes orchestraux reconstitués par Thomas Sanderling (2017) à partir des manuscrits fournis par la veuve du compositeur, Irina Chostakovitch. Deux intermèdes (de l'Acte I et II) qui s'inscrivent parfaitement dans la veine grotesque et satirique de l'opéra : le premier annoncé par un portail grandiose d'orgue auquel succèdent les saillies des bois (piccolo), les staccatos du basson goguenard et des fanfares de cuivres pleines d'allant dans une mélodie ironique et envoutante ; le second initié par la trompette, poursuivi par la petite harmonie dans une péroraison grinçante, un peu triviale, aux accents circassiens, entretenue par la stridence des cordes et force percussions.
Fleuron du répertoire romantique pour violoncelle, le Concerto pour violoncelle de Robert Schumann (1850) fut quelque peu délaissé par les musiciens soviétiques qui lui reprochaient volontiers la lourdeur et le déséquilibre de son orchestration, au point que Mstislav Rostropovitch demanda à Chostakovitch, en 1963, de lui en fournir une nouvelle mouture plus épicée et plus tranchante dans ses rapports avec le soliste (avant qu'il ne revienne plus tardivement, in fine, à la version originale). Emmanuelle Bertrand nous en donne une interprétation de belle tenue, jouée d'un seul tenant, où l'on admire à part égale la beauté de la sonorité, la profondeur de l'intonation, la souplesse et la virtuosité du jeu. L'accompagnement orchestral brillant surprend quelque peu par l'allègement des cordes et la primeur donnée aux vents (bois et cuivres) tout en restant parfaitement complice et équilibré. La belle cantilène élégiaque, ample et méditative de la partie médiane se partage entre soliste et orchestre (cor et cordes avec de beaux contrechants de basson) avant qu'un rappel du thème initial ne donne le départ de la section conclusive virtuose. Un bis emprunté à Bach conclut la première partie.
Alors qu'il était malade, Dimitri Chostakovitch, à l'instar de nombreux compositeurs avant lui, Mahler et Bruckner notamment, n'échappa pas à la tentation de composer une ultime symphonie récapitulative et testamentaire. La Symphonie n° 15 (1972) est sans nul doute celle qui porte en elle le message le plus désespéré, bien loin de la fausse joie dont on l'a parfois affublée. Alpha et Omega de la production chostakovitchienne, sa mise en miroir avec le Nez, porteur d'espérance, parait ici bien cruelle car retraçant le douloureux parcours de la vie du compositeur soumis à la peur et à la censure stalinienne.
Toute habitée de pastiches, de dérision, d'ironie cinglante, d'humour grotesque, de fausse joie, de drame et de douleur, hésitant entre feu et glace, entre violence et sérénité, entre méditation et révolte, elle comprend quatre mouvements dans une organisation inhabituelle se terminant sur un mouvement lent pour en accentuer le caractère testamentaire désenchanté. Unanimement reconnu pour ses interprétations de Chostakovitch et Weinberg, Thomas Sanderling, né à Saint-Pétersbourg, ayant fait une partie de sa carrière en ancienne RDA, est un des derniers chefs encore vivants à avoir connu personnellement Chostakovitch dont il créa en Allemagne les Treizième et Quatorzième symphonies. Il nous livre ici une lecture déchirante très analytique, s'enfonçant toujours plus avant dans l'expression de la douleur, menée sur un tempo confortable (cinquante minutes) et rendant justement compte des belles performances solistiques individuelles de la phalange francilienne, soulignées encore par la clarté de la mise en place, la précision de la direction et la transparence du tissu orchestral. L'Adagio initial où certains ont pu voir comme une évocation de l'enfance (?) laisse une large place à la flute, au basson et à la trompette dans un phrasé très rythmique, dynamique et tendu aux allures martiales inexorables et pesantes (percussions), chargé d'ironie sarcastique (rappel répété du Guillaume Tell de Rossini par les sonneries de cuivres). Entamé par un choral de cuivres, l'Adagio suivant est riche en solos (superbes interventions du violoncelle solo, du violon solo, du trombone et du tuba) au sein d'un désert orchestral, statique et décanté, nourri d'affliction désespérée et angoissante s'étirant dans une sorte de lamento (cor) conclu par les notes égrenées du célesta, du vibraphone, des contrebasses et des timbales agoniques. L'Allegretto, plus allègre, ironique et persifleur fait la part belle au violon solo et à la petite harmonie (clarinette) avant que l'Adagio final parcouru de réminiscences musicales, de pastiches wagnériens (Thème du Destin au cor et fragments de Tristan aux cordes) et de crescendos tronqués, ne s'achève dans une féérie de timbres d'une admirable finesse où se signalent tout particulièrement les traits du piccolo, des percussions et du célesta sur une longue pédale de cordes.
Crédits photographiques : Thomas Sanderling © ONDIF ; Emmanuelle Bertrand © Philippe Matsas
Modifié le 30/01/2025 à 10h28
Plus de détails
Paris. Philharmonie – Grande Salle Pierre Boulez. 27-I-2025. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Le Nez, extraits symphoniques inédits tirés de l’opéra éponyme ; Symphonie n° 15 en la majeur op. 141 ; Robert Schumann (1810-1856) : Concerto pour violoncelle et orchestre, dans une réorchestration de Dimitri Chostakovitch. Emmanuelle Bertrand, violoncelle. Orchestre national d’Île-de-France, direction : Thomas Sanderling
merci Mr Patrice Imbaud de rappeler à vos lecteurs comment Lénine arrivait encore à censurer des oeuvres bien après sa mort.
Désolés pour ce lapsus, merci pour votre vigilance