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Nantes. Théâtre Graslin. 14-I-2025. Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Traviata, opéra en trois actes sur un livret de Francesco Maria Piave d’après la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Mise en scène : Silvia Paoli. Scénographie : Lisetta Buccellato. Costumes : Valeria Donata Betella. Lumières : Fiammetta Baldisseri. Avec : Maria Novella Malfatti, soprano (Violetta Valéry) ; Giulio Pelligra, ténor (Alfredo Germont) ; Dyonisios Sourbis, baryton (Giorgio Germont) ; Aurore Ugolin, mezzo-soprano (Flora Bervoix) ; Carlos Natale, ténor (Gaston) ; Sung Joo Han (Giuseppe) ; Gagik Vardanyan, baryton (Barone Douphol) ; Stavros Mantis, baryton (Marchese d’Obigny) ; Marie-Bénédicte Souquet, mezzo-soprano (Annina) ; Jean-Vincent Blot, basse (Docteur Grenvil) ; Jean-François Laroussarie (Un commissionnaire) ; Yann Quemener (Un domestique de Flora). Chœur d’Angers Nantes Opéra (chef de choeur : Xavier Ribes) et Orchestre National des Pays de la Loire, direction : Laurent Campellone
Tosca, Iphigénie en Tauride, Cav/Pag, et aujourd'hui Traviata. Pour sa quatrième mise en scène lyrique en France, Silvia Paoli marque de sa singularité un des opéras les plus rebattus du répertoire, ce qui n'était pas gagné d'avance.
Courtisane victime de la bourgeoisie de son temps : on ne présente plus l'héroïne de Dumas fils mise en musique par Verdi. Celle de la jeune metteuse en scène italienne est différente, si l'on excepte l'unique clin d'œil à ce statut de dévoyée, au moment où, dans le silence qui précède Un dì felice, Violetta, des plus crûment, offre son corps à Alfredo en laissant soudain choir sa lourde robe et se retrouve en nuisette. Les choses pourraient n'aller pas plus loin. Mais c'est rien moins que son âme que Violetta entend offrir aussi au jeune homme, dont elle espère qu'il va l'aider à fuir les injonctions d'une société jugeante bien que perfusée, dans cette nouvelle version, non seulement à la fluidité des genres (le ballet du I, avec ses ballerines barbues), mais à l'inversion systématique d'iceux (la fête du III avec ses toréadors en bustiers). La Traviata version Paoli pourrait s'intituler Les Traviati tant son héroïne vise « l'avenir meilleur » (dont parle Germont père dans sa lettre de l'Acte III) qu'augure sa relation avec Alfredo. La Traviata version Paoli, c'est Un Gars, une Fille voire Un Homme et une Femme.
Posée de guingois, l'imposant décor de Lisetta Buccellato invite le spectateur dans une salle des fêtes et des plaisirs possédant sa propre scène de théâtre : une sorte de bonbonnière dont les murs saumonés mettent constamment en valeur les énergiques chorégraphies d'Emanuele Rosa, comme les superbes costumes de Valeria Donata Betella, jamais ridicules même lorsqu'il s'agit de vêtir de solides gaillards avec des tutus noirs et des fixe-chaussettes. En contrebas d'un niveau supérieur abritant quelques secrets d'alcôve, danseurs et chœur s'adonnent frénétiquement à une certaine idée de la fête. Direction d'acteurs chorégraphiée, rires surjoués, vulgarité prisée : le malaise est perceptible, l'air étouffant. L'on est tout de suite du côté de Traviata, dont, dans sa note d'intention, étrangement plus sage que ce que nous avons vu, Silvia Paoli prétend qu'elle est actrice, ce que nous n'avons pas vraiment décelé hormis la garde-robe de Violetta, à la réflexion vraisemblablement dérobée à celle de Sarah Bernhardt.
Dans un tel contexte, l'Acte II fait l'effet d'un oasis : trompe-l'oeil ruraux descendus du plafond-verrière aèrent l'atmosphère viciée, ballets de domestiques et d'huissiers se faufilant comme des anguilles entre les protagonistes contrepointent De' miei bollenti spiriti mais aussi certains moments plus dramatiques. Silvia Paoli offre au climax du tableau (Amami Alfredo) celui d'une bourrasque sous la neige du plus bel effet. Inutile ensuite chez Flora de chercher l'homme ou la femme : on ne sait plus qui est qui. Les femmes arborent la moustache, les hommes s'éclatent en tutu, même Alfredo contraint de se soumettre comme tout un chacun à ce diktat ; inversion oblige, Violetta porte bien sûr un frac dont les mains de tous la déferont sur la grande déploration qui clôt ce tableau étouffant. L'Acte III est le plus original et le plus mémorable : regardée de haut par un docteur qui n'aura rien à faire d'elle, Violetta, un peu comme dans la Traviata seule en scène de Benedikt von Peter à Bâle, y dialoguera longuement dans les bras d'Annina avec un Alfredo et un Germont aux abonnés absents.
Cette lecture scénique accablante pour une gent masculine qu'à aucun moment on n'a envie de plaindre (et si c'était elle La Dévoyée ?) est littéralement cravachée plus de deux heures durant depuis la fosse par Laurent Campellone, dont la battue ne semble laisser aucun répit à personne. Une sorte de course à l'abîme, certes accordée à la machine à broyer de Silvia Paoli, mais qui sonne singulièrement brutale, faisant même douter d'un Orchestre National des Pays de la Loire qu'on a connu autrement onctueux dans certain récent Béatrice et Bénédict in loco. Puissant et concerné, le chœur, avec lequel, comme dans son diptyque vériste, Silvia Paoli semble aimer se régaler, se sort avec les honneurs de ce torrent de musique. Au sommet de comprimarii un peu inégaux, on remarque le Gaston gourmand et assuré de Carlos Natale, le Douphol imposant de Gagik Vardanyan, Flora bénéficiant du bel abattage d'Aurore Ugolin, Annina de l'attention de Marie-Bénédicte Souquet. Quelques mesures suffisent à Jean-Vincent Blot pour faire sortir le brévissime rôle du Docteur Grenvil de l'anonymat.
La petite entreprise Germont père et fils ne mérite pas tout à fait sa Violetta : le long duo du II laisse le temps au père de Dionysios Sourbis de se bonifier au fil de la représentation alors que l'Alfredo de Giulio Pelligra, malgré des moyens conséquents et un timbre plutôt agréable, ne parvient pas à dissiper l'inquiétude instillée, peut-être sous l'effet du trac, par des fragilités immédiatement perceptibles, le comédien s'avérant en outre par trop friand de postures toutes faites, avec bras à la rampe, qui jurent quelque peu d'avec la subtilité de la direction d'acteurs.
Pas besoin de trois voix différentes (comme il est coutume de le penser) pour la Violetta de Maria Novella Malfatti, impressionnante révélation, dont la seule voix et rien d'autre semble parfaitement aguerrie face aux nombreux Everest du rôle : grave très nourri qui étonne d'abord avant de surprendre quand il fait place à des aigus filés, puissance et souffle (le contre-mi bémol facultatif de Sempre libera de surcroît longuement tenu). Silhouette longiligne, visage oblong, jeu investi convoquent même le souvenir de Maria Callas. Peut-être dessillée, en tous cas brisée, cette Traviata expirera comme la plupart de ses devancières, mais ici devant une fantomatique rangée d'hommes en chapeau haut-de-forme (des clones de Germont Père ?) revenus applaudir sa mort comme ils l'avaient déjà fait sur le Prélude de l'Acte I.
Rennes, Angers, Tours, Montpellier et Nice reprendront ce spectacle important, venu aussi rappeler fort à propos, dans un contexte régional où de sidérantes restrictions ont fait l'effet d'un séisme, que choc esthétique et moyens qui vont avec doivent rester les maîtres-mots d'un art essentiel en terme de réflexion sur le monde comme de lien social (les cinq Traviata nantaises sont données à guichets fermés). Un art dont Silvia Paoli vient d'exposer une nouvelle fois la richesse inépuisable.
Crédits photographiques : © Delphine Perrin
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Nantes. Théâtre Graslin. 14-I-2025. Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Traviata, opéra en trois actes sur un livret de Francesco Maria Piave d’après la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Mise en scène : Silvia Paoli. Scénographie : Lisetta Buccellato. Costumes : Valeria Donata Betella. Lumières : Fiammetta Baldisseri. Avec : Maria Novella Malfatti, soprano (Violetta Valéry) ; Giulio Pelligra, ténor (Alfredo Germont) ; Dyonisios Sourbis, baryton (Giorgio Germont) ; Aurore Ugolin, mezzo-soprano (Flora Bervoix) ; Carlos Natale, ténor (Gaston) ; Sung Joo Han (Giuseppe) ; Gagik Vardanyan, baryton (Barone Douphol) ; Stavros Mantis, baryton (Marchese d’Obigny) ; Marie-Bénédicte Souquet, mezzo-soprano (Annina) ; Jean-Vincent Blot, basse (Docteur Grenvil) ; Jean-François Laroussarie (Un commissionnaire) ; Yann Quemener (Un domestique de Flora). Chœur d’Angers Nantes Opéra (chef de choeur : Xavier Ribes) et Orchestre National des Pays de la Loire, direction : Laurent Campellone