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Le Château de Barbe-Bleue à Dijon : Le Château de ma mère

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Dijon. Auditorium. 25-I-2025. Richard Strauss (1864-1949) : Métamorphoses. Béla Bartók (1881-1945) : Le Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte sur un livret de Béla Balázs. Mise en scène et scénographie: Dominique Pitoiset. Costumes : Nadia Fabrizio. Lumières : Christophe Pitoiset. Avec : Önay Köse, basse (Barbe-Bleue) ; Aude Extrémo, mezzo-soprano (Judith). Orchestre Français des Jeunes, direction musicale : Kristiina Poska

A quelques jours de la fin de son bref mandat à la tête de l'Opéra de Dijon, tire sa révérence avec un Château de Barbe-Bleue qui captive sans toutefois aller au bout de sa propre ambition dramaturgique. La partie musicale n'appelle quant à elle aucune réserve.


Ardu autant que concis, l'unique opéra de Béla Bartók a mis du temps à s'imposer au-delà de sa création en 1918. A peine l'on est parvenu à s'intéresser à ses personnages, qu'une heure plus tard, il faut déjà songer à prendre congé. Lyon avait audacieusement contourné ce handicap en autorisant le metteur en scène Andriy Zholdak à bisser l'œuvre au moyen de deux mises en scène distinctes. La solution retenue par , qui opte pour la version avec prologue parlé (« …Que nous apprend ce vieux récit, messieurs, mesdames ?…), est des plus intéressantes elle aussi, qui décide de remonter le temps jusqu'à la prime jeunesse du très opaque héros de Béla Balázs. Et, pour ce faire, plutôt qu'une autre œuvre du même compositeur, comme Christof Loy l'avait tenté à Bâle (Le Mandarin merveilleux précédait Le Château), choisit le chant du cygne de   (les Métamorphoses, avec cordes seules) pour illustrer sous forme de pantomime un moment-charnière de l'enfance du monstre : la mort de sa mère. Plutôt la fin de l'enfance, à voir le garçonnet qu'il fut, prostré au pied du lit d'une agonisante veillée par une infirmière et une dame de compagnie, sous le regard d'un homme accablé.

Les premières notes sont précédées d'un pesant silence ponctué de râles, d'abord tuilés avec l'à-propos de la déploration straussienne, avant de s'éteindre au diapason de l'action scénique : agonie, habillage de la défunte (comme dans le Requiem de Castellucci, elle finira engloutie dans son propre lit), déluge de fleurs mortuaires, urne funéraire… Lorsqu' au bout d'une demi-heure arrive la célèbre citation de la Marche funèbre beethovénienne qui a servi de matrice compositionnelle à Strauss, la messe est dite : trente années plus tard, à jamais hanté par ce deuil mettant un terme à une relation filiale passionnelle, et parentale mortifère, l'enfant restera un enfant à jamais empêché dans ses désirs d'adulte. Peuplé de fantômes, Le Château de Barbe-Bleue version Pitoiset, avec l'urne maternelle conservée dans la chambre, c'est un peu la maison de Psychose.


Posée sur ces très explicites fondations, l'esthétique du spectacle, dans le droit fil minimaliste de certaine récente Tosca in loco, reste en revanche en deçà de ses belles intentions, jurant à vrai dire en permanence avec celle, somptuaire, du  vaisseau dijonnais. N'occupant qu'un tiers du cadre de scène, émergeant d'une commode pénombre, Le Château de Barbe-Bleue version Pitoiset aurait davantage eu sa place sur la scène du Grand Théâtre que le metteur en scène, à son arrivée dans la Cité des Ducs, entendait judicieusement faire revivre. Bien que le programme fasse mention de décors réalisés dans les ateliers de la maison, cette nouvelle production se range d'emblée au côté de Tosca dans la liste des « opéras zéro achat » qui essaiment çà et là. Le château de Barbe-Bleue dijonnais n'a pas de murs, réduit qu'il est à un carré de jeu meublé d'un lit des années 50, d'une armoire, de deux chaises et d'un fauteuil. Les sept portes ne sont bien sûr que mentales, vues par Dominique Pitoiset en métaphores des blocages psychologiques d'un homme empêché d'aimer, qu'une femme croit, au nom de l'amour qu'elle dit lui porter, pouvoir faire tomber. On comprend parfaitement que celui qui n'aura grandi que physiquement reste, trente ans plus tard, encore enfermé dans un mausolée maternel sur lequel les ans n'ont pas eu de prise : l'on salue dès lors la volonté du metteur en scène d'avoir voulu rapprocher du spectateur un personnage d'ordinaire impénétrable.


On reste frustré en revanche que l'excellente idée du passage du noir et blanc (l'enfance des années 50) à la couleur (l'âge adulte des années 80) annoncée dans la note d'intention soit restée à l'état d'intention sur un plateau où un jeu d'orgues assez scolaire se contente d'isoler quelques personnages, à tout le mieux de faire haleter son intensité comme dans un film d'épouvante. On déplore de même la démission de la réalisation quant à la marche du Temps : le passage de relais de l'enfant à l'adulte, pain bénit en terme d'effet pour un metteur en scène, est réalisé sans génie aucun. Sans parler d'un sens des enchaînements entre les deux œuvres plus que sujet à caution : la pause consacrée à l'entrée (bruyante) du reste de l'orchestre (et au ré-accord d'icelui !) tue l'émotion patiemment tissée par la pantomime des Métamorphoses

Les deux héros sont deux interprètes remarquables. Tout en allers-retours entre autorité et retenue, muré dans ce château dont le prince est un enfant, bouleverse. Le rôle de Judith semble avoir été écrit pour , tant le mezzo capiteux de la chanteuse française, parfaite en réparatrice de psyché, s'avère un ambassadeur de choix pour cette partition toujours difficile d'accès. Lui comme elle affrontent sans faillir l'impressionnante barrière de sons érigée par la centaine d'instrumentistes de l'Orchestre Français des Jeunes dirigés avec un beau sens du spectaculaire par . Le curseur est poussé à fond au moment de climax décoiffants, et habitant à tous les sens du terme l'immensité du lieu. On n'a pas souvenir d'avoir entendu un Château de Barbe Bleue arborant autant d'insolence en terme de puissance. Si les cordes délivrent des merveilles de cohésion sur les Métamorphoses, les autres pupitres ne déméritent à aucun moment, et surtout pas lors de l'invite faite aux cuivres à investir la pénombre du plateau face public pour la cinquième porte.


La septième porte s'ouvre sur ce qui restera comme notre plus grande réserve. Du lit-tombeau de la mère surgissent les trois épousées (du matin, du midi, du soir), trois femmes différentes arborant trois costumes différents, pour accueillir en leur club très privé la quatrième, celle de la nuit : Judith. Une image forte pour une conclusion d'une banalité assez indéchiffrable, car en totale contradiction avec la dramaturgie de l'enfermement mère/fils radiographiée depuis le début de la soirée. Gageons que les deux as en matière de twist final que sont Carsen ou Kratzer se seraient jetés comme un seul homme sur l'idée de faire de ces trois apparitions féminines des clones de la morte. Des clones qui, pour rester chez Hitchcock, auraient même pu relooker Judith à l'identique comme dans Vertigo. Une façon autrement mémorable de signifier le pouvoir toxique inentamé de l'urne maternelle enlacée au tomber de rideau par Barbe-Bleue comme le plus lénifiant des doudous…

Crédits photographiques : © Mirco Magliocca

Modifié le 15/01/2025 à 12h20

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Dijon. Auditorium. 25-I-2025. Richard Strauss (1864-1949) : Métamorphoses. Béla Bartók (1881-1945) : Le Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte sur un livret de Béla Balázs. Mise en scène et scénographie: Dominique Pitoiset. Costumes : Nadia Fabrizio. Lumières : Christophe Pitoiset. Avec : Önay Köse, basse (Barbe-Bleue) ; Aude Extrémo, mezzo-soprano (Judith). Orchestre Français des Jeunes, direction musicale : Kristiina Poska

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