Artistes, Chorégraphes, Danse , Entretiens

Betty Tchomanga, pour une série de portraits qui résonne avec son propre parcours

Artiste associée au Théâtre de la Bastille, à Paris, poursuit son œuvre chorégraphique avec Histoire(s) Décoloniale(s), une série de quatre courts solos dont elle présente l'intégrale fin janvier pendant le Festival Faits d'hiver. L'occasion de revenir avec elle sur son parcours, ses sources d'inspiration et ses ambitions de jeune chorégraphe d'aujourd'hui.

ResMusica : Quel est votre parcours, depuis votre formation en tant que danseuse jusqu'à votre chemin de création aujourd'hui ?

: J'ai commencé la danse enfant, en Charente-Maritime, dans une petite école, puis je suis passée par le Conservatoire de Bordeaux en modern jazz avant de m'orienter vers la danse contemporaine. J'ai été prise au CNDC d'Angers sous la direction d'Emmanuelle Huynh, pour la formation d'artiste chorégraphique, sans dissocier la notion d'interprète de celle d'auteur. J'ai commencé à travailler avec Alain Buffard, Emmanuelle Huynh, Fanny de Chaillé et, en 2014, Marlene Monteiro Freitas, avec qui j'avais dansé pour Emmanuelle Huynh, me propose une première collaboration qui augure une collaboration d'une dizaine d'années et trois pièces ensemble. C'est une rencontre très marquante, à la fois dans sa façon de travailler et dans l'espace qu'elle m'a offert sur le plateau. Autre rencontre, celle de Nina Santes, de la même génération que moi. Nos sujets se répondent, cela a continué à ouvrir un travail sur la voix qui avait commencé avec Marlene et m'a donné envie de le poursuivre dans ma propre démarche d'écriture. Enfin, le solo Mascarades, créé fin 2019-début 2020, a opéré une bascule entre le travail d'interprète et celui d'autrice, même si je continue d'être interprète dans mes propres pièces.

RM : Vous êtes artiste du Parlement du Théâtre de la Bastille. En quoi cela consiste-t-il ?

BT : Pour l'instant, cela se met en place progressivement. C'est une forme d'association, où nous sommes présents sur trois saisons, presque quatre, à la fois pour présenter notre propre travail, mais aussi pour rencontrer les autres artistes du Parlement et leur vision du monde ou les questions qui traversent leur travail. Une saison est prise en charge de façon plus conséquente par un des artistes du Parlement chaque année. Pour ma part, ce sera en 2026-2027. Pour l'instant, c'est en train de s'inventer. Je constate qu'il y a un dialogue qui se construit dans ce que je vois dans la programmation du théâtre et les sujets qui m'occupent.

RM : Est-ce complémentaire de votre rôle d'artiste associée à « Danse à tous les étages – CDCN itinérant » en Bretagne ?

BT : C'est le début d'une nouvelle association, qui prend la suite de l'association au Quartz de Brest. C'est un CDCN qui a la particularité d'être nomade, donc qui n'a pas de lieu. Nous avons déjà commencé un travail qui se réfléchit sur un territoire, avec d'autres institutions qui n'ont pas la même réalité, les mêmes échelles et des projets qui se font avec différents publics : des femmes, des personnes en réinsertion sociale, des jeunes… J'aime bien travailler les formats dans mes pièces et faire en sorte qu'elles puissent être présentées de différentes manières dans différents contextes : représentations scolaires, in situ en extérieur, bal participatif. Mener ces deux associations en parallèle va aussi me permettre de réfléchir aux propositions que je vais faire au Théâtre de la Bastille.

« Je parle depuis ma place de femme artiste métisse française, née d'une mère française et d'un père camerounais. »

RM : Vous poursuivez votre travail autour des récits et des imaginaires qui circulent entre le continent africain et l'Occident, à travers notamment l'histoire coloniale. Depuis quelle place parlez-vous ? Comment croisez-vous ces histoires avec votre propre héritage ?

BT : Depuis ma place de femme artiste métisse française, née d'une mère française et d'un père camerounais. Dans ma dernière pièce Histoire(s) Décoloniale(s) #Portraits Croisés ce n'est pas moi qui parle au plateau, mais je me rends compte que les choix que j'ai faits et les personnes auxquelles j'ai proposé cette aventure de portraits résonnent avec des choses qui constituent mon propre parcours, mes propres questions et le chemin que je trace depuis plusieurs années. C'est une quête de proposer des perspectives sur des récits qui m'ont manqué ou que j'ai découverts un peu trop tard. Ce qui m'importe le plus, c'est de sortir d'une forme de binarité et d'embrasser une sorte de complexité, tout en n'effaçant pas la violence et les choses qui posent un problème encore aujourd'hui.

RM : Vous mettez en scène Histoire(s) décoloniale(s), une série de courts solos, pensés pour des espaces non théâtraux, au plus près du public. Quel est l'objectif de cette série ?

BT : Ce sont des personnes qui incarnent ces pièces. Ce sont des portraits, avec toute la question que le portrait pose : c'est aussi un point de vue, une manière de représenter l'autre et aussi des choix.

Au départ, ce projet est né d'une commande de Maïté Rivière, directrice du Quartz à l'époque, qui m'avait demandé de réfléchir à un projet qui s'adresserait à la jeunesse, tout en laissant très ouverte la forme. À l'époque, je travaillais sur Leçons de ténèbres et j'étais partie au Bénin pour chercher des choses autour du vaudou, ce qui m'avait ramenée à l'histoire de la traite et de l'esclavage. J'avais l'impression de redécouvrir des choses de cette histoire et de réaliser que le vaudou était perçu en Occident de façon ignorante et très stéréotypée. Dans le même temps, parce que j'aime bien naviguer entre les espaces et aussi les personnes, je m'implique aussi dans les projets de médiation et je ne refuse pas d'aller sur le terrain avec des jeunes, dans des contextes scolaires parfois assez arides ou pas toujours très gratifiants.

En échangeant avec des enseignantes, je me suis aperçue que mes sujets de travail entraient en écho avec les programmes d'histoire de 4ᵉ et de 3ᵉ. Il y avait là une réponse à faire sur la façon dont la transmission se fait à l'école et mes sujets de travail. Amener une façon d'en parler différente de celle que l'on a à l'école. De là, j'ai pensé à créer directement les pièces dans les salles de classe, pour pouvoir toucher ce public de collégiens et collégiennes. J'avais envie d'aller plus loin dans cette démarche et de sortir du théâtre pour rencontrer des gens qui n'y vont pas. J'ai relevé le défi et cette contrainte de créer pour la salle de classe, avec très peu de moyens. Je n'ai jamais considéré que je les traiterais comme des sous-pièces, inférieures à celles que je présenterais dans un théâtre. Cette navigation entre les lieux est importante et nourrit le travail.

RM : Vous signez quatre portraits et donc quatre histoires différentes. Quatre lieux aussi, de la France au Bénin, de l'Éthiopie à l'Algérie. Comment avez-vous imaginé et rencontré chacune de ces personnes ? Que représentent-elles ?

BT : Ce sont toutes des personnes que je connaissais avant de décider de faire cette série chorégraphique et j'ai pensé à elles au moment de mettre en œuvre ce projet. Emma est ma cousine, je connais Dalila depuis une dizaine d'années, Mulunesh et Folly sont des rencontres plus récentes, mais je sentais que c'étaient des personnes dont j'avais envie de faire le portrait. Ce sont des pièces que j'ai écrites pour elles et eux. Je n'ai jamais pensé que chacun devait représenter une chose. En revanche, je savais qu'avec chacun et chacune, il y avait des axes que j'avais envie de mettre en rapport avec leurs histoires personnelles plus particulièrement, et qui sont liées à leur pays d'origine.

Pour Emma, c'était important que, dans un projet qui parle des questions coloniales d'un point de vue décolonial, il y ait aussi une personne blanche, qui puisse adresser ces questions décoloniales à elle-même et au public. Avec Emma, il y a toujours ce rapport entre grande histoire et petite histoire. On se concentre plutôt sur le moment de la bascule de 1492, ce qu'on appelle le passage de la modernité, jusqu'à la deuxième abolition de l'esclavage, tout en faisant des allers-retours avec l'histoire personnelle d'Emma, qui est née à Bordeaux.

Avec Folly, j'avais envie de parler de l'histoire du Danhomè (l'actuel Bénin), pour évoquer à la fois le vaudou et faire entendre une autre histoire, que l'on ne connaît pas ici, des rois et des reines du royaume du Danhomè, qui a été un royaume très puissant du continent africain. J'avais envie aussi de faire entendre une figure de reine, la reine Tassi Hangbé, qui a été effacée de l'histoire de ce pays jusqu'à il y a quelques années.

Avec Dalila, il s'agissait de revenir sur l'histoire de l'Algérie et de la France, très violente et complexe, mais de l'aborder aussi d'un point de vue d'une femme, enfant d'immigrés algériens ayant grandi en France, pour faire entendre un point de vue lié à une situation d'exil.

Pour Mulunesh, il y avait son parcours d'adoption transnationale et transraciale, qui parlait des questions de mémoire, d'oubli et de violences racistes, ainsi que de l'histoire de l'Éthiopie à travers son pays d'origine. C'est un des rares pays africains à ne pas avoir été colonisé par les Occidentaux, alors qu'on m'avait plutôt brossé un portrait misérabiliste de ce pays.

« C'est le public qui reçoit ces histoires et est amené à faire le lien entre elles. »

RM : C'est une collection de quatre solos, alors que chacun est très riche et porte sa propre histoire ?

BT : Les échos se font entre les uns et les autres, mais c'est plutôt le public qui reçoit ces histoires qui est amené à faire le lien entre elles. Grâce au repère des dates, la liberté est laissée au public de faire ses propres correspondances.


RM :
Dans Mascarades, le solo que vous avez présenté au Théâtre de la Bastille, ou Leçons de ténèbres, créé au Quartz de Brest, votre univers se construit à partir de pratiques comme le culte vaudou. Quelle place l'irrationalité prend-elle dans votre travail ?

BT : Le vaudou est à la fois un mode de vie, une philosophie, une religion et une manière d'habiter la terre. C'est une forme de religion animiste, avec la présence de plusieurs divinités. C'est le rapport à l'invisible, l'incompréhensible, l'insaisissable et le fait d'être relié aux quatre éléments.

Dans Mascarades, je me suis intéressée à la sirène Mami Wata, que j'ai abordée du point de vue du mythe plutôt que du culte. C'est Mami Wata qui m'a conduite au vaudou. Elle renvoyait à l'histoire coloniale et me permettait de sentir les tensions, cette attraction/répulsion de l'Europe, comme si elle incarnait cette histoire-là, ce nœud, et cette violence liée à l'histoire coloniale. En m'intéressant à elle, j'ai compris qu'elle était une divinité du panthéon vaudou.

C'est après Mascarades que j'ai décidé de m'intéresser de plus près au vaudou. Pour Leçons de ténèbres, je me suis vraiment posé la question de ce qu'est le vaudou dans son rapport à notre manière de nous représenter le monde et de le relier à des problématiques plus occidentales, comme celles de l'écologie, en lien avec le livre de Malcom Ferdinand, « Une écologie Décoloniale, penser l'écologie depuis le monde caribéen ». Je suis à la fois quelqu'un de très rationnel, mais mon rapport à l'art et à la danse, je le nomme par la question de l'émotion, car c'est un endroit où on peut mettre notre pensée en mouvement. Si on parle d'irrationnel, d'insaisissable, c'est comme cela que je le relie.

Dans Histoire(s) Décoloniale(s), c'est la première fois que j'ai écrit du texte. Il y a quelque chose de très discursif, qui vient dialoguer avec d'autres forces du théâtre, plus mystérieuses, plus sensibles.

« Les jeunes comprennent bien ce que l'on fait, dès lors qu'on trouve la bonne manière d'entrer en communication avec elles et eux. »

RM : Vous portez également l'association de danse contemporaine GANG, qui développe des formes de rencontre et d'expérimentation qui croisent pratique, transmission et création. Quelle est la forme que prennent ces rencontres ? Où et avec qui ?

BT : Ce projet de transformer l'association Lola GATT sous le nom GANG renvoie à différentes choses : le groupe, la famille que l'on se choisit, revendiquer une forme d'alliance avec la marge et les minorités, mais aussi revendiquer quelque chose qui est de l'ordre du groupe. J'assume d'être la capitaine du bateau, mais je ne suis pas toute seule. De nombreux collaborateurs et collaboratrices m'accompagnent déjà depuis plusieurs années. On construit des choses ensemble, et chacun apporte quelque chose. Le groupe reste mouvant en fonction des projets.

C'est pouvoir être à la fois dans l'institution et créer des rhizomes avec d'autres endroits : dans le théâtre, dans les écoles, par exemple. J'ai été assez choquée de voir que le fait de créer une pièce « jeune public » était perçu comme « moins important » et qu'il y avait moins d'argent. En tant qu'artiste, si je reste uniquement dans des lieux privilégiés, je rate quelque chose par rapport à ce que je dis. Jouer dans les classes peut être rude, parce qu'il faut être là à 8h, que rien n'est prêt comme il faudrait, mais les échanges que nous avons pu avoir avec les jeunes sont très précieux. Les jeunes comprennent bien ce que l'on fait, dès lors qu'on trouve la bonne manière d'entrer en communication avec elles et eux.

Crédits photographiques : © saralando ; Histoire(s) décoloniale(s) © Grégoire Perrier ; Mascarades © Queila Fernandez ; Leçons de ténèbres © Pascale Cholette

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