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Le sublime et crépusculaire Fauré d’Aline Piboule sur piano Gaveau d’époque

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Gabriel Fauré (1845-1924) : » Nocturnes et Barcarolles » : improvisation en ut dièse mineur extraites des huit pièces brèves opus 84; nocturnes n° 11 en fa dièse mineur opus 104/1, n°5 en si bémol majeur, opus 37, n°12 en mi mineur opus107, n°13, en si mineur opus119; barcarolles n° 5 en fa dièse majeur opus66, n°3 en sol bémol majeur opus 42, n°4 en la bémol majeur opus 44, n° 9 en la mineur opus 101, n°10 en la mineur opus104/2, n°13 en ut majeur opus 116, n°12en mi bémol majeur opus 106bis. Aline Piboule, piano Gaveau, 1929, E.2015.11.1 du Musée de La Musique, Paris. Un disque Harmonia Mundi série Stradivari. Enregistré en décembre 2023 en la Cité de la Musique de Paris -aile de Portzamparc. Textes de présentation des œuvres et de l’instrument en français et en anglais. Durée : 62’20 »

 

Pour l'année anniversaire de qui vient de s'achever, propose, interprété sur le somptueux piano Gaveau de 1929 conservé au Musée de la Musique à Paris, un florilège de ses plus beaux nocturnes et barcarolles : sur cet instrument idéal, ces œuvres connaissent des interprétations d'une remarquable trempe, voire d'une noirceur insoupçonnée. 

Harmonia Mundi a développé, par le truchement de cette collection Stradivari, depuis quelques saisons un partenariat étroit avec le Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris. Des musiciens triés sur le volet sont invités à concevoir, en communion avec les conservateurs, un récital discographique, à l'exact point de rencontre d'un instrument précieusement conservé avec le répertoire qui lui sied le mieux.
Le nouveau volume permet de re-découvrir le somptueux piano Gaveau modèle 5 daté de fin 1929 – un des cent cinquante exemplaires fabriqués par le facteur français- : il était possession de l'association « les amis de la musique de Pau », et a été joué in situ par Kempff, Demus, Ciccolini, Poulenc, Robert Casadesus ou Perlemuter… Il a été légué au Musée en 2015 et a bénéficié d'une restauration confiée à Maurice Rousteau: : par exemple les têtes de marteaux ont été regarnis d'un feutre similaire à celui utilisé alors dans l'Hexagone. On retrouve la sonorité caractéristique si française des pianos du début du siècle dernier, avec ces basses rondes et boisées, ces aigus cristallins et légèrement fêlés et surtout les résonnances harmoniques mordorées du registre médium.

s'était déjà signalée comme une fauréenne d'exception avec des interprétations de haute volée de la Ballade op.19 et du Thème et variations op.73 couplées à une magnifique vision de la sonate d'Henri Dutilleux, sur un Steinway modèle-D moderne (Artalinna). Elle poursuit l'aventure avec cette sélection très serrée de nocturnes et de barcarolles en ayant totalement apprivoisé les sortilèges d'un instrument historique peut-être plus rétif mais plus probe encore dans son authenticité : elle a donc conçu un programme en exact rapport, savamment agencé où les humeurs, les tonalités voire les motifs thématiques eux-mêmes se répondent : par exemple, l'enchainement de la cinquième barcarolle en fa dièse majeur après le onzième nocturne opus 104/1, « lancés » tous deux par le même « appel » liminaire, tient du miracle. Sont écartées les pages plus superficielles ou jugées parfois un rien salonardes des débuts du compositeur, pour mieux atteindre la quintessence de l'art du maître.

En manière de commencement, la courte improvisation opus 84/5 (au départ morceau de lecture à vue écrit pour un concours au Conservatoire de Paris) ouvre le récital, et par la magie de l'instant, admirablement restituée par notre interprète, semble ouvrir les portes du Jardin clos fauréen. ose une funèbre austérité au fil du onzième nocturne, aux intenses tensions harmoniques, et rarement entendu aussi tourmenté en sa section centrale. Y répond donc la cinquième barcarolle de l'opus 66, lente conquête vers la lumière (la coda passionnée) dont l'interprète transfigure les miroitements harmoniques et les ambiguïtés tonales (entre modes majeur et mineur) par un jeu polyphonique et une assise rythmique déhanchée d'une insigne clarté. La troisième barcarolle de l'opus 42, plus chopinienne, se voudra ici légère et nostalgiquement vaporeuse, là où le cinquième nocturne ouvre davantage l'espace au silence et à une intense méditation, justement plus tourmentée en sa section centrale. La quatrième barcarolle de l'opus 44 se veut délicate rêverie, sous les flots d'arpèges et de chromatismes d'oµ émerge la ligne mélodie comme sublimée par un somptueux legato, et une impériale main gauche dans toute la section centrale.

Ce récital explore alors en sa seconde moitié la dernière manière du maître (de 1909 à 1922) œuvres d'une maturité confondante mais optant pour un renouvellement complet et très personnel du langage harmonique et rythmique. Sous une économie motivique assez spartiate grouille un monde aux infinies et spleenétiques voluptés. Aline Piboule magnifie la sensualité un peu grise de la neuvième barcarolle opus 101 par l'éclairage varié de la courte cellule génitrice mais demeure sans concession par un sens de la progression dramatique – toute la section centrale – au fil de la funèbre dixième opus 104/2. Par un chiasme chronologique des mieux venus, les ultimes nocturnes et barcarolles s'entrecroiseront. La pianiste impose une vision intransigeante d'amertume douloureuse du douzième nocturne opus 107, dont elle exacerbe les oppositions et tensions : au gré de ses impitoyables sinuosités, le tourbillon central touche au sublime au sens philosophique du terme. En réponse, l'ultime barcarolle de l'opus 119 est nimbée d'une sagesse toute objectale et presque détendue.

Mais, sommet absolue à la fois de la production fauréenne et de ce récital assez singulier, le treizième nocturne de l'opus 119 résonne sous ces doigts experts, à la fois comme un adieu à l'instrument d'une vertueuse nostalgie en ses sections extrêmes, mais y sourd dans toute la section centrale une amère révolte presque disruptrice et insoutenable d'amertume. Pour boucler le programme de manière quintessenciée, Aline Piboule a choisi la pénultième barcarolle opus 106 bis, et conclut dans l'aménité sereine.

Par-delà les intégrales de ces deux cycles (Marc-André Hamelin – Hyperion – , – Warner -, pour les barcarolles – Alpha – ou le remake de – La dolce Volta – , – Alpha – pour les Nocturnes) outre les intégrales pianistiques les plus recommandables ( – Hyperion – ou – Warner Erato, à rééditer) ou tout récemment Lucas Debargue – Sony – d'un beau style malgré quelques petites fautes de texte – , ce récital par s'impose à la fois comme l'un des plus beaux disques de l'année anniversaire et, par l'étroite conjonction entre un instrument historique d'exception et son interprète, comme une porte d'entrée idéale à l'univers pianistique fauréen pour tout mélomane.

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