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Les divinités de Josef Krips à thésauriser grâce à Decca Eloquence

Decca Eloquence a réuni en deux coffrets (43 CD) l'intégrale des enregistrements que grava entre 1947 et 1975 pour Decca et Philips. Des témoignages remarquables où dominent les œuvres de Mozart, ainsi que quelques grandes pages symphoniques du romantisme allemand.

A la suite des Decca Original Masters, première “Limited edition” consacrée au début des années 2000 au chef viennois, plusieurs autres publications virent le jour dont un coffret “the Art of Josef Krips” paru chez Scribendum. Ce denier ne concernait qu'une sélection de gravures stéréophoniques et ne donnait d'un aperçu du legs de ce chef qui comprend pas moins de 230 enregistrements officiels. En effet, il faudrait ajouter les parutions Everest (ouvertures et symphonies de Beethoven), Concert Hall (Schubert), Orfeo (Strauss) et Warner (ouvertures et Variations Haydn de Brahms).

Trois grandes époques et orchestres traversent les deux coffrets : l'après-guerre à Vienne, Londres et Amsterdam. Il y avait alors une place à prendre. En effet, à partir de 1945, Krips fut l'un des artistes phares de la vie musicale viennoise en attendant que ses “illustres” confrères soient à nouveau disponibles et pour certains d'entre eux, dénazifiés. Krips dirigea régulièrement le Volksoper ainsi que le Theater an der Wien et le Philharmonique de Vienne au Musikverein.

De tous les compositeurs, c'est sans conteste avec Mozart que l'art de Krips s'impose. C'est l'art d'un chant bien spécifique. Don Giovanni et l'Enlèvement au sérail en version intégrale fascinent par la pureté des couleurs, un art de la narration exceptionnel. Les airs, ouvertures et symphonies du viennois, mais aussi de l'ensemble du répertoire classique, qu'il s'agisse de Haydn et de Beethoven représentent une leçon de finesse et d'élégance. L'absence de tout pathos, de toute volonté d'imposer le moindre ego procurent un sentiment de fraîcheur de tous les instants. Dans la discographie, on ne trouve guère de lectures plus délicatement éclairées et subtiles.

Chez Krips, l'art du classicisme est avant celui du divertissement au sens le plus  noble du terme, c'est-à-dire qu'il s'adresse à l'intelligence de ses auditeurs, refusant toute sécheresse, tout esbroufe. C'est une conception unique parce qu'elle se situe à la fois hors d'une certaine tradition germanique ancrée dans le son romantique (Furtwängler, Böhm, Karajan), mais aussi parce qu'elle ne cherche pas à révolutionner la lecture de ces musiques. De fait, si l'on compare la démarche de Krips avec celles d'interprétations dites “historiquement informées” qui verront le jour quelques années plus tard, on constate que les secondes lassent souvent plus rapidement et que bien d'entre elles pâlissent devant l'élégance indémodable du chef viennois.

L'éloquence et la précision du détail fonctionnent tout aussi bien – et avec une égale acuité en monophonie qu'en stéréophonie – dans le répertoire romantique, qu'il s'agisse de Schubert ou bien de Mendelssohn, mais aussi du romantisme tardif de Brahms et de Tchaïkovski (où entendre une Symphonie n° 5 du compositeur russe, aussi allante, narrative et dénuée du moindre pathos ?). Que dire de l'Inachevée de Schubert, d'une légèreté si mystérieuse, de la souplesse dansante de la pulsation de la Symphonie n°1 de Brahms… Le style de Krips force l'admiration par sa sobriété, des phrasés à ce point “naturels” que le travail de mise en place fut d'une extraordinaire précision… L'accord avec les solistes instrumentaux est idéal à une époque où Krips disposait de personnalités exceptionnelles, qu'il s'agisse de Clifford Curzon, Wilhelm Kempff dans le Concerto pour piano de Schumann ou bien de Zara Nelsova dans celui pour violoncelle de  Dvořák. Si les orchestres anglais imposent une perfection très “professionnelle” avec une véritable obsession pour l'articulation, les contrastes dynamiques, la justesse rythmique, il en va encore différemment des deux formations viennoises qui possèdent leur Mozart dans le sang (le Philharmonique et le Symphonique) ainsi que le Concertgebouw. Avec celui-ci, les teintes sont de la dentelle après des années passées sous la baguette d'Eduard van Beinum. Enfin et c'est certainement le “must” du second coffret, l'ensemble des symphonies n°21 à 41 (Philips) et le Don Giovanni de 1955 (Danco, Siepi, Della Casa) paru chez Decca réjouiront les mélomanes auxquels ils manqueraient encore quelques jalons. Quel autre artiste que Krips restituerait, aujourd'hui, cet état de grâce dans tout ce qu'il dirige ?

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