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L’opéra comme aventure Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner. Philippe Martin. Éditions Gallimard. 178 p. 19€. 2024
Ecrit à quatre mains, sous-titré Fragments d'un portrait de Stéphane Lissner, l'ouvrage de Philippe Martin L'opéra comme aventure fait revivre les décennies que l'actuel directeur du San Carlo de Naples passa au premier plan d'institutions lyriques parmi les plus prestigieuses.
Paris, Aix en Provence, Milan, Naples… Depuis bientôt 40 ans, Stéphane Lissner ponctue la vie de moult lyricomanes. Ce fut le cas pour Philippe Martin, qui confesse en préambule combien les soirées passées au Châtelet entre 1988 et 1997 façonnèrent sa personnalité et donnèrent envie au jeune producteur de cinéma qu'il était de connaître l'homme à l'origine d'une programmation aussi passionnante : Stéphane Lissner.
Le début du livre peut susciter des vocations, qui décrit comment, dès le sortir de l'adolescence, un jeune homme, au bon endroit au bon moment, déjà fasciné par Giorgio Strehler et Pina Bausch, Claude Régy et Lucinda Childs, crée un théâtre (Le Théâtre mécanique) vite soutenu par le ministre de la Culture d'alors (Michel Guy), avant de devenir, à peine une décennie après, l'homme providentiel à même d'assumer la position de directeur d'opéra, statut périlleux s'il en est, puisqu'il intime au dialogue entre tous les pouvoirs, dont bien sûr le politique. « Le directeur d'opéra est sans cesse commenté, observé, critiqué au plus haut niveau de l'État comme par les spectateurs» : Gerard Mortier, et même Rolf Liebermann, aujourd'hui aînés de référence pour avoir su prouver qu'opéra pouvait rimer avec modernité, en savent quelque chose.
Stéphane Lissner rappelle d'abord qu'il ne connaissait rien à l'opéra. Venu du théâtre, ce sont surtout les œuvres du XXe siècle qui intéressent le jeune homme qu'il est alors, qui fréquente l'IRCAM avant que Pierre Boulez ne lui serve de mentor lyrique, avant que ne lui soient confiées, après quatre années aux côtés de Jean-Albert Cartier, les rênes d'une maison (le Châtelet) dont, sans limite de moyens ni de contrôle (heureux temps !), il porta l'identité à son plus haut niveau dix années durant, tout en assurant parallèlement d'autres fonctions, comme la présidence de l'Orchestre de Paris. A l'instar de Philippe Martin qui ressort de ses archives quelques impressions majeures de son expérience de spectateur, beaucoup de Parisiens se souviennent des prolifiques années Châtelet : Barenboïm, Chéreau (rescapés de leur rêve Bastille période Bergé), Sellars, Bondy, Wernicke, Peter Stein, Rattle, Bychkov, von Dohnányi, mais aussi Barbara… Le livre alterne les proses : celle de Lissner soi-même, qui ressort de la malle aux souvenirs quelques anecdotes pas forcément anecdotiques ; celle de Martin, les yeux encore éblouis par le Wozzeck cubiste de Chéreau, le Ring dépouillé de Strosser… L'impression très justement formulée, que le Châtelet, de 1988 à 1997, apportait à l'opéra « l'oxygène que la Nouvelle Vague a apporté au cinéma. »
Un oxygène qui, après un passage éclair à Madrid, suite à une injonction du gouvernement espagnol s'opposant à la programmation de Billy Budd comme de tout autre « opéra homosexuel », alla souffler ensuite, de 1998 à 2009, sur un festival d'Aix-en-Provence alors considéré comme « moribond et conservateur ». Un festival unique, mais qui nécessitait d'être sérieusement modernisé, tant au plan de ses équipements, de sa programmation, que de son fonctionnement. Sans renier le passé (en s'inspirant de Gabriel Dussurget, Stéphane Lissner eut l'idée d'un vivier de jeunes chanteurs : l'Académie européenne de musique), il accorda aux metteurs en scène un temps de répétition conséquent. Brook, Grüber, Bondy, Chéreau… : de grands noms mais pas forcément pour les spectacles les plus mémorables du festival. L'Orfeo en apesanteur de Trisha Brown ne fit qu'une bouchée du Cosí fan tutte sinistre et sans idées de l'ex-éblouissant metteur en scène du Ring du centenaire à Bayreuth, des Contes d'Hoffmann, de Lulu, de Lucio Silla, à l'époque plus méfiant que jamais vis à vis de l'opéra. On doit à Stéphane Lissner le Grand Théâtre de Provence, initiative plus visionnaire que le Ring minimaliste et sage de Stéphane Braunschweig qui l'inaugura. Comme si tout cela ne suffisait pas à remplir les journées d'un être humain, Stéphane Lissner dirige concomitamment le Théâtre de la Madeleine, et co-dirige avec Brook les Bouffes du Nord, avec Bondy les Wiener Festwochen.
Bien qu'effaré à l'idée de devoir monter Aida avec Zefirelli, bien qu'impressionné par la violence avec laquelle les chanteurs sont traités par les occupants des loggione (les derniers balcons), il ne résiste pas à la tentation scaligère. La Scala débauche pour dix nouvelles années (2005-2014) cette énergie faite homme : Lissner parvient à convaincre Chéreau d'un nouveau Wagner (un Tristan et Isolde dont l'inspiration ne sera finalement qu'intermittente), suivi d'un Janáček (De la maison des morts, quasiment de la même eau que ses quatre titres de gloire). Il doit affronter l'orageux Muti, mais apprend beaucoup de la complicité avec Barenboïm. On lui doit un rêve galvanisant, bien que resté lettre morte après la disparition prématurée de Patrice Chéreau : la commande passée à Boulez de ce qui aurait dû être son premier opéra. Et une excellente idée : faire dans le temple milanais, à l'instar du 7 décembre, une institution du 4 décembre, avec une avant-première jeune à 10€. Une adresse à la jeunesse que Lissner (sur le modèle inspirant des places de dernière minutes à 10 francs au parterre de Garnier sous l'ère Liebermann) emportera avec lui lorsqu'il fera ses bagages pour l'Opéra de Paris.
Un Opéra de Paris qui, pendant ce temps, ronronne sous la houlette de Nicolas Joel. Une année avant la fin de son mandat, celui que les Italiens considèrent à l'égal d'un homme politique, le surintendant de La Scala, cède à l'appel du pied de la Grande Boutique : un départ anticipé que les Milanais vivent comme une trahison. Ce départ est un des grands regrets rétrospectifs de Stéphane Lissner, les années (2014-2020) qu'il va passer entre Bastille et Garnier allant s'avérer les plus houleuses de sa carrière du fait de mouvements sociaux incessants, lesquels compromettront même l'ambition originelle du documentaire de Stéphane Bron, produit par Philippe Martin : L'Opéra. L'ère Lissner marque un retour à la tradition, mais plutôt celle de Gerard Mortier, avec forcément ses hauts et ses bas, lorsque l'on a admis l'idée que l'opéra, comme le rappelle le titre de l'ouvrage, reste « une aventure ». La Lady Macbeth de Mtzensk implacable par Krzysztof Warlikowski, Hänsel et Gretel par Mariame Clément, Moïse et Aaron par Romeo Castellucci, La Traviata par Simon Stone, Parsifal par Richard Jones, le diptyque Iolanta/Casse-Noisette et Les Troyens par Tcherniakov, et même La Bohème sidérale et sidérante de Claus Guth, se sont imposés dans l'album aux souvenirs des amateurs de spectacle total. Comme, pour des raisons tout autres, le succès inouï, par-delà la vacuité de la mise en scène de Clément Cogitore, d'Indes galantes capables de faire enfin entrer dans un lieu que d'aucuns pensaient réservé à une élite, un public que l'on finissait par se désespérer de voir un jour in loco.
« L'Opéra de Paris a été aussi décevant qu'a été extraordinaire La Scala de Milan» : la formule ne s'embarrasse pas de langue de bois. « L'opposition à l'État écrit l'histoire de l'Opéra de Paris » est forcé de constater celui qui, bien que mû à son arrivée par un formidable enthousiasme, voit son ambition rognée par les tangages politiques de l'époque, avec à la clef d'incessants désengagements au plus haut niveau, comme le serpent de mer de la troisième salle, ce rêve démocratique de spectacles à prix moins élevés pour un nouveau public que le gouvernement du « Quoi qu'il en coûte » n'avait pas cru bon d'inscrire sur sa liste de courses. Dans ces conditions, comme Rolf Liebermann, Stéphane Lissner est contraint de confesser : « J'ai été très heureux d'être nommé à l'Opéra de Paris et encore plus heureux d'en partir. »
Naples ? Etrange départ, étrange arrivée en plein confinement pour une Tosca de plein air, pleine de stars mais, un comble pour l'homme de théâtre, sans metteur en scène… Lissner, fasciné par la ville, entend mettre une énergie toujours intacte sur le métier afin de transmettre l'opéra à la jeunesse. Avec l'arrivée de l'extrême-droite, il sera suspendu un temps puis finalement autorisé à aller jusqu'au bout de son mandat en 2025. Et après ?
Un désenchantement perceptible plombe toutefois ladite énergie. Même si on est loin de partager certain constat (« A l'opéra on n'avance pas, on recule ») exprimé par celui-là même qui n'a eu de cesse de prouver le contraire, on partage en revanche l'inquiétude civilisationnelle qui point in fine dans le dialogue entre les deux hommes, notamment quant au recul économique dont le spectacle vivant serait appelé à faire les frais. Un sentiment qui n'est pas sans rappeler à l'enfant gâté qu'est tout de même aujourd'hui l'amateur d'opéra (Lissner est de ceux qui ont contribué à ce privilège) le bouleversant ouvrage de Stephan Zweig : Le Monde d'hier.
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L’opéra comme aventure Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner. Philippe Martin. Éditions Gallimard. 178 p. 19€. 2024
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