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Paris. Opéra Garnier. 8-XII-2024. Igor Stravinsky (1882-1971) : The Rake’s Progress, opéra en trois actes sur un livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallmann. Mise en scène et lumières: Olivier Py. Décor et costumes : Pierre-André Weitz. Avec : Clive Bailey, basse (Trulove) ; Golda Schultz, soprano (Anne Trulove) ; Ben Bliss, ténor (Tom Rakewell) ; Iain Paterson, baryton-basse (Nick Shadow) ; Justina Gringytè, mezzo-soprano (Mother Goose) ; Jamie Barton, mezzo-soprano (Baba the Turk) ; Rupert Charlesworth, ténor (Sellem) ; Vartan Gabrielian, baryton-basse (Gardien de l’asile) ; Ayumi Ikehata, alto et Frédéric Guieu, baryton (Voix de la foule) ; Laurent Laberdesque, baryton (Voix seule). Chœur (chef de chœur : Ching Lien-Wu) et Orchestre de l’opéra de Paris, direction : Susanna Mälkki
The Rake's Progress est le premier opéra qu'Olivier Py présenta pour l'Opéra de Paris. Sa seconde reprise comblera davantage les néophytes que les amoureux de l'univers du grand metteur en scène français.
Avant même la première note, le spectateur qui a suivi la carrière lyrique d'Olivier Py est en terrain familier. Au pied de l'élégante boîte noire de Pierre-André Weitz, incrustée dans le cadre de scène, l'attend déjà le memento mori décliné spectacle après spectacle en nature morte : un crâne, accompagné cette fois d'un sablier. Un bref prologue muet permet au diable imaginé par Wystan Hugh Auden et son complice Chester Kallman de s'emparer de ce dernier : on comprend d'emblée que la part d'ombre (nommée Nick Shadow, on ne saurait moins bien cacher son jeu) d'un héros nommé Tom Rakewell (on ne saurait être plus explicite) et amoureux d'une jeune fille appelée Anne Truelove (décidément tout est dit) va prendre les rênes de l'action.
Une action providentielle pour le metteur en scène français qui, passé le surplomb d'une gracieuse idylle campagnarde en apesanteur avec des rideaux immaculés ondulant comme dans Le Guépard de Visconti, compile au niveau inférieur toute la grammaire visuelle du cabinet des merveilles de Py : le bordel orgiaque de Mother Goose, le théâtre de Baba la Turque, la question ouvrière dans l'usine à pain, le cimetière, l'asile de fous. Py n'a plus dès lors qu'à circonscrire les neuf tableaux de l'opéra néo-classique de Stravinski dans le cabaret noir de ses idées fixes : valise, lit, grand escalier, paillettes, trucs en plumes, néons, nain, clown, sous le regard de la mort, que la présence d'un instrumentiste égaré dont la trompette funèbre à vue (magnifique intro de la scène 3 de l'Acte II) rend plus prégnant encore. Avec ses constellations reprises du Tannhäuser genevois, la machine transformant la pierre en pain est fantasmée façon Py en nuit étoilée qui n'est pas sans évoquer certains Temps modernes chaplinesques.
Olivier Py n'est donc jamais hors-sujet. Le problème c'est que ce Rake's Progress de 2008, repris en 2012, appelé à être pillé par moult réalisations du tandem, s'avère en 2024 bien avare en surprises, ses rouages manquant de surcroît singulièrement d'huile. De laborieuses manipulations de praticables à vue, de bien trop visibles disparitions de personnages dans des coulisses mal rangées (quid de ces cônes de chantiers apparemment oubliés dans la pénombre ?), jusqu'à sa dernière image, grignotée à jardin par un élément de décor qui dépasse encore : des manquements qui détonnent dans l'univers habituellement millimétré de Pierre-André Weitz. Il faut dire enfin que, moins spectaculaire que l'Aïda et même que l'Alceste que les deux compères concevront ensuite pour la maison parisienne, ce Rake's Progress de tréteaux donne l'impression d'arborer davantage les atours d'un spectacle de théâtre que ceux d'une représentation d'opéra. En conséquence il pâtit forcément, en terme esthétique, de la postérité de quelques réussites futures : la version de Jean de Pange à Nice, de Simon McBurney à Aix, et surtout de Lydia Steier à Bâle.
Ce qui n'appelle aucune réserve, c'est la distribution. On n'a pas envie d'ergoter sur le Nick Shadow, pas aussi noir et tranchant qu'on l'eût souhaité, de Iain Patterson, réussissant parfaitement son incarnation de la part d'ombre du héros (mais aussi de chacun, ainsi que l'avertit le savoureux Epilogue à la rampe). Tom idéalement donjuanesque, Ben Bliss porte beau les costumes dont Pierre-André Weitz a coutume de magnifier ses chanteurs. Très bien mise en valeur elle aussi par sa garde-robe, Golda Schultz est le joyau de la production, tant éblouissent de bout en bout le velouté et la conduite de sa ligne vocale. Sculptée comme la Divine de John Waters, Jamie Barton se taille un franc succès au baromètre de l'empathie, ses graves prenant dans leurs rets jusqu'aux plus sourcilleux des spectateurs face à un personnage dégenré d'une modernité contre toute attente assez providentielle. L'épisodique Sellem est particulièrement mis en valeur par les talents de comédien du toujours excellent Rupert Charlesworth. Le Truelove de Clive Bailey, la Mother Goose de Justina Gringytè, le Gardien de l'asile Vartan Gabrielian sont parfaitement à leur place, de même que le choeur, malgré quelques impatiences lors des longues stations en gradins auxquelles les intime la mise en scène.
La très probe direction de Susanna Mälkki allège la noirceur acidulée de la partition, le spectacle paraissant de ce fait moins funèbre qu'imaginé, même lors d'un finale assez déchirant avec un Tom Rakewell qui, après avoir basculé dans la déréliction, en pietà dans les bras d'une femme décharnée, veillé par un spectre dansant quasi-nu qui l'épiait depuis le début, rêve la dernière apparition d'Anne Truelove : une belle idée de mise en scène, qui dit bien que la jeune femme, dessillée quant à la triste carrière de son libertin, s'est enfin lassée du salut d'un jeune homme qui aura préféré la mort.
Alors fallait-il reprendre une nouvelle fois le Rake's Progress d'Olivier Py ? Pour sa nouvelle distribution : assurément. Pour découvrir l'oeuvre qu'elle sert fidèlement : tout à fait. Mais pour plonger dans le génie singulier d'Olivier Py et Pierre-André Weitz, on conseillera plutôt, au pinacle de leur glorieux catalogue, leur ahurissant Tristan et Isolde, leur bouleversant Dialogues des carmélites, leur renversante Salomé.
Crédits photographiques : © Guergana Damianova
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Paris. Opéra Garnier. 8-XII-2024. Igor Stravinsky (1882-1971) : The Rake’s Progress, opéra en trois actes sur un livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallmann. Mise en scène et lumières: Olivier Py. Décor et costumes : Pierre-André Weitz. Avec : Clive Bailey, basse (Trulove) ; Golda Schultz, soprano (Anne Trulove) ; Ben Bliss, ténor (Tom Rakewell) ; Iain Paterson, baryton-basse (Nick Shadow) ; Justina Gringytè, mezzo-soprano (Mother Goose) ; Jamie Barton, mezzo-soprano (Baba the Turk) ; Rupert Charlesworth, ténor (Sellem) ; Vartan Gabrielian, baryton-basse (Gardien de l’asile) ; Ayumi Ikehata, alto et Frédéric Guieu, baryton (Voix de la foule) ; Laurent Laberdesque, baryton (Voix seule). Chœur (chef de chœur : Ching Lien-Wu) et Orchestre de l’opéra de Paris, direction : Susanna Mälkki