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Compositeur, organiste, improvisateur et pédagogue, Thomas Lacôte met toute son énergie et son imaginaire sonore au service de son instrument : STREAMS (Flux) est un projet original autour de l'improvisation, l'interprète jouant en alternance sur deux instruments, le Grand orgue de la Trinité et celui de Ratingen, offrant de nouvelles opportunités sonores.
ResMusica : Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?
Thomas Lacôte : L'improvisation constitue pour moi une respiration naturelle à l'instrument depuis mon adolescence. Quelques enregistrements ponctuels étaient déjà bien sûr accessibles, mais ce projet les dépasse clairement en ampleur et en cohérence. Il est issu de sessions d'enregistrement spécifiquement consacrées à l'improvisation, quatre nuits au total, représentant plus de 2h30 de musique. Bien sûr, enregistrer au Grand orgue de l'église de la Trinité à Paris, dont je suis le titulaire, me semblait une évidence. Mais s'est imposée rapidement l'idée, face à cet instrument chargé d'histoire, de proposer une ouverture vers un instrument plus expérimental, porteur de propositions nouvelles : en l'occurrence l'orgue de Ratingen [petite ville allemande] doté d'extensions informatiques aux possibilités extraordinaires.
Comment présenter ces enregistrements au public ? Didier Maes, le directeur du label Hortus, a proposé une solution originale : en faire un feuilleton en dix épisodes, dix mini-albums numériques alternant entre la Trinité et Ratingen : ils paraissent depuis septembre 2024 jusqu'en juin 2025, chaque 10 du mois, sur toutes les plates-formes numériques, sous le titre de STREAMS.
RM : Dans votre texte de présentation, vous pointez “la vieille tradition de l'improvisation à l'orgue” : pour les non-initiés, sur quels stéréotypes repose-t-elle ?
TL : On peut rappeler qu'au Conservatoire de Paris, dans la classe d'orgue de César Franck à la fin du XIXe siècle, la formation des organistes était presque exclusivement tournée vers l'improvisation. Depuis, de manière ininterrompue, des organistes, et tout spécialement en France, ont pratiqué l'improvisation avec un haut niveau d'exigence, et souvent une inventivité remarquable, laissant de nombreuses traces enregistrées ; citons spécialement Charles Tournemire, Pierre Cochereau, Jean Guillou, Louis Robillard, Jean-Pierre Leguay, Philippe Lefebvre, Thierry Escaich. Assurément, STREAMS se situe dans cette lignée. Mais le risque est grand pour cette tradition de se refermer sur elle-même, sur ses propres références, de ressasser ses réussites passées. Depuis longtemps, j'ai cherché à m'éloigner des figures obligées, thèmes donnés et crescendos symphoniques, pastiches de style et auto-références organistiques, pour ouvrir cette tradition à bien d'autres modèles proches ou lointains, pour la nourrir à la source de la création musicale plus récente, en parallèle à mon travail de composition pour l'orgue et hors de l'orgue.
RM : “Formats, climats, techniques différents”, écrivez-vous : comment s'incarnent ces trois termes dans la première improvisation ?
TL : En fait, c'est au fur et à mesure des dix épisodes que cette palette se déploiera. Mais c'est sûr qu'il y avait là pour moi trois aspects importants. En termes de durée, l'album n°7 (mars) comprend, sous le titre Handle with care, douze miniatures durant chacune entre 30 secondes et 1 minute 30, alors que le numéro 5 (janvier) contient une seule improvisation de 22 minutes. Les climats sont sûrement les plus difficiles à décrire, mais pour un auditeur novice et curieux, il y a là je crois de quoi rebondir et se laisser accompagner. Si ces STREAMS sont des flux musicaux, c'est aussi que ma technique est très souvent fondée sur la transformation continue, qui permet l'évolution interne du son de l'orgue, le tirant de son statisme. Et cette palette de climats passe beaucoup par l'exploration d'une palette extrêmement diversifiée, et, je l'espère, inattendue des timbres et couleurs de l'orgue, et de ce qu'ils peuvent apporter au discours musical, en en faisant le support même de l'invention.
Quant aux techniques, j'entends plus spécialement des usages particuliers des possibilités et extensions de l'instrument, tout spécialement à Ratingen, où certaines improvisations sont directement suscitées par des potentialités spécifiques de cet orgue. Je voudrais en citer une en particulier : dans les albums n°4 et 8 (décembre et avril), des improvisations en trois mouvements intitulées Codex utilisent une forme de re-recording où j'improvise successivement plusieurs strates à l'écoute les unes des autres, afin qu'elles soient remixées et recombinées.
RM : On parle aujourd'hui, à Auch notamment, d'orgue augmenté grâce à la technologie intégrée à la machinerie de l'orgue. Qu'en est-il de l'orgue de Ratingen ?
TL : La facture d'orgue est un art en mouvement, et la technologie y prend une place qui s'est accrue depuis le début du siècle, générant de nombreuses initiatives, sans aucune uniformisation. A Ratingen, nul usage du haut-parleur : le système nommé Sinua permet « simplement » d'affecter n'importe quel tuyau à n'importe quelle touche d'un clavier, au temps T ou T+ selon un délai réglable. Cela semble peu de chose, mais en réalité c'est un outil au potentiel immense : je l'ai notamment utilisé pour créer et mémoriser mes propres claviers, comme des instruments inventés que l'on peut parcourir à loisir. Une simple gamme ou arpège sur ces claviers inventés peut devenir une œuvre en elle-même ! Tous les deux mois, les épisodes enregistrés à Ratingen dévoileront des facettes de ces possibilités, et bien plus encore. Déjà, Anche libre, dans l'album n°2 (octobre) fait entendre un autre aspect de l'instrument : un jeu dit à « anche libre », inspiré de l'harmonium, combiné à un système de contrôle de la pression du vent. Le résultat donne une sorte de méta-accordéon, capable de modulations expressives totalement improbables à l'orgue.
RM : Pouvez-vous revenir sur les qualités, spécificités de l'orgue de la Trinité ?
TL : L'orgue de la Trinité, c'est d'abord un espace à l'acoustique fascinante, ici magnifiée par la prise de son de Laurent Pélissier. La dernière improvisation de l'album n°9 (mai) lui rendra une sorte d'hommage. Ensuite, c'est une qualité individuelle des timbres stupéfiante : chaque jeu, comme une grande voix, chante et se développe avec sa luminosité, son caractère propre. Enfin, c'est une fusion et un moiré absolument unique : doté de très peu d'attaque, le son favorise les mélanges et transitions indistinctes, qui pourront bien souvent se rapprocher de sonorités électroniques. Sur la base créée par Cavaillé-Coll en 1867, les jeux ajoutés à l'époque de Messiaen s'intègrent parfaitement, élargissant la palette, autant dans la pleine force que dans la plus exquise douceur.
RM : Les improvisations sur l'un puis sur l'autre orgue diffèrent donc en fonction des potentialités de chaque instrument ?
TL : Il y a en effet bien des moments, ou même des improvisations entières, qui sont suscités et guidés par telle ou telle spécificité. Mais paradoxalement, des croisements nombreux se dégagent aussi. En effet, il me paraît évident, avec un peu de recul, que j'oriente mon utilisation des possibilités de l'orgue de Ratingen en fonction des directions musicales que j'emprunte quand je suis à la Trinité. Ces outils ont, je crois, besoin d'être tenus d'une main solide pour ne pas verser dans une sorte de maelström vaguement aléatoire. Mais il me faudra sûrement les retours d'auditeurs avisés pour mieux comprendre encore vers où chaque instrument m'a poussé, car c'est bien l'immédiateté qui a primé sur tout le reste !
RM : Pour vous, peut-il y avoir porosité entre l'improvisation fixée sur support et la partition écrite ?
TL : C'est une question complexe ! De mon point de vue, c'est comme si j'étais, durant ces quatre nuits d'enregistrement, descendu à la mine pour y remonter quelques blocs de minerai : qui dit qu'une fois filtré, distillé, ouvragé, il ne trouvera pas une place dans telle ou telle prochaine œuvre écrite ? A l'autre bout de la chaine, fixer ces improvisations, leur donner des titres, peut conduire les auditeurs à les rapprocher du statut d'œuvre (je décourage par avance les éventuels transcripteurs…). Si l'on considère ce statut comme unique, intangible, figé dans un modèle issu du XIXe siècle, c'est sûrement problématique, mais peut-être peut-il trouver sa place aujourd'hui quelque part entre installation, performance et jam session des jazzmen ? Restera une ambition propre à la tradition de l'improvisation à l'orgue : faire de l'œuvre écrite l'horizon de l'improvisation, son modèle d'exigence, tout en lui insufflant la vie même de l'instant, et l'ouverture vers ce qui ne peut s'écrire.