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Alexandre Tharaud ou Bertrand Cuiller, deux explorations en liberté de J.S. Bach

Le premier, au piano, s'inscrit dans la tradition de transcription héritée de Schumann, Liszt, Wiener, alors que le second, au clavecin, se place dans le courant de la recherche de l'authenticité historiquement informée. Mais tous les deux affirment leur caractère et leur recherche de sens et de poésie.

Après 25 ans de carrière et de nombreux albums, s'est construit une image de pianiste tourné vers l'introspection et la poésie, qui n'est pas surfaite. Avec cet album Bach, à force d'adaptations, de transcriptions personnelles, de transcriptions de transcriptions (Tharaud d'après Wiener d'après Bach, ou Tharaud d'après Bach d'après Marcello, etc…), et surtout avec son style propre, il trouve matière à construire un langage personnel juste, profondément poétique et réellement fascinant. Il ne refait pas du Busoni ou du Liszt, mais du Tharaud, tout en respectant le maître Bach, qu'on découvre – encore une fois – différent. Dès le premier Adagio, on est frappé par le staccato qui sort nu du silence, et qui semble créer le chant qui en découle. Et quel chant ! Un souffle long, un legato moelleux, velouté… Dans l'Aria « Aus Liebe » extrait de la Saint Matthieu et magnifiquement transcrit par , on est stupéfait devant la qualité vocale de cette ligne infinie, jetée dans l'immensité du Ciel. Un modèle pour de nombreuses chanteuses à venir. On ne peut s'empêcher de se souvenir d'Elisabeth Schwarzkopf, chantant des Lieder avec Sviatoslav Richter au piano, et qui disait s'être demandé si elle arriverait à le suivre, lui, sur une telle hauteur de chant… Tout dans ce récital est de la même élévation, qu'il s'agisse de la Sicilienne du Concerto pour orgue ou des suites pour luth ou clavecin, finement et rêveusement transcrites. S'il faut émettre un bémol, ce sera devant le choix du très galvaudé Ave Maria de Gounod/Bach, mais là encore, quel chant ! Le morceau le plus envoûtant est peut-être la transcription du chœur introductif de la Saint Jean « Herr, unser Herrscher ». arrive à en faire un murmure frémissant, qui s'amplifie dans des ondulations répétitives lesquelles ne sont pas sans évoquer de puissantes musiques du XXe siècle. Beaucoup de rêve, donc, du mystère, et beaucoup de sérénité. Ce n'est pas que l'interprète manque d'énergie ! Le célèbre Prélude en do mineur est joué à une vitesse folle, mais glisse comme un frisson délicat, et reste dans la lumière douce et opaline qui nimbe tout cet album admirable.

Toute autre, évidemment, est l'approche de au clavecin. Et pourtant, lui aussi parcourt des chemins d'une grande liberté, atteint des sommets de poésie et reste cependant dans la fidélité à Bach. Il use franchement mais avec retenue des ficelles habituelles pour créer de la couleur et des nuances, ce qui est autrement plus difficile au clavecin qu'au piano Donc : jeu des registres alternés, accès de virtuosité, « supra-rythme » fait d'alternance très régulière de petites ralentissements et accélérations, ce qui a pour effet d'imprimer un mouvement de balancement supplémentaire, comme une illusion de gonfler et d'animer le son. Cela fonctionne bien, et permet d'entendre un Concerto italien très vivant, plein de sève. Dans la Fantaisie chromatique et Fugue, lâche les rênes et les chevaux s'emballent :  les envolées chromatiques explosent et fendent l'air comme des jets de lave, portant à l'extrême les frictions de tonalité et les contrastes rythmiques. On en vient à se demander si on a bien lu l'étiquette, et s'il n'y a pas un compositeur contemporain qui s'est glissé dans le programme. S'il est vrai que cette pièce exprimait la douleur de J.S. Bach après le décès de sa première épouse, cette douleur est rendue dans toute son acuité, mais aussi et toujours dans sa grande dignité. Cette liberté dans le rythme et dans les dynamiques produit un Capriccio « Sopra la lontananza del fratello dilettisime » d'une intensité remarquable. La parenté avec l'écriture mélancolique de Froberger n'a jamais paru aussi évidente, même si la joie et l'espoir renaissent avec l'« Arie del postiglione » et la « Fuga ».  La Suite soi-disant Anglaise n°3 reprend avec malice et esprit les caractères et couleurs de chaque danse dans le grand style de la suite française (Et comme la Gavotte II fait penser à Rameau !…), alors que le Prélude et Fugue BWV 849 se raidit de sévérité luthérienne et intériorise sa réflexion.

Ce sont donc deux artistes au tempéraments très différents, sur des instruments à clavier qui ne sont pas de la même époque, et qui produisent des émotions poétiques très dissemblables. Un piano lunaire qui chante, un clavecin solaire qui scintille, mais tous deux dansent, nous emmènent dans un voyage musical de haute volée entre terre et ciel, et arrivent encore à nous donner des démonstrations de l'étonnante modernité de J. S. Bach.

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