En la salle philharmonique de Liège, les sublimes voyages divers d’Elisabeth Leonskaja
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Liège. Salle philharmonique. 24-XI-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791): fantaisie en ut mineur K.V. 475. Alban Berg (1885-1935) : sonate pour piano, opus 1 ; Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : sonate pour piano n°18, en ré majeur, K.V. 576. Franz Schubert : sonate pour piano n°21 en si bémol majeur D.960. Elisabeth Leonskaja, piano Steinway.
Dans la série des récitals dominicaux « piano cinq étoiles », proposés par l'Orchestre Royal Philharmonique de Liège, Elisabeth Leonskaja nous offre un moment musical intense, d'un exigent humanisme teint d'une automnale mélancolie .
Elisabeth Leonskaja rendra au gré de ses récitals 2024-25 essentiellement hommage à l'école viennoise dans sa globalité historique et a choisi pour cette après-midi une sélection a priori assez austère : une fantaisie et trois sonates, surtout issues de l'école classico-romantique, avec outre Schubert et Mozart, leur lointain descendant Alban Berg.
Les partitions, malgré d'évidentes disparités stylistiques se répondent par leur rigueur d'écriture, leur sens de la construction, leur teneur sémantique – expression de la sehnsucht – entre profond mal-être dans le monde d'ici-bas et l'espérance déçue d'un improbable ailleurs, sentiment si immanent en la capitale autrichienne.
Seule – en guise de bref intermède plus disert et détendu – juste avant l'entracte, plus légère de ton, mais d'une pensée tout aussi rigoureuse (l'écriture canonique du premier temps), l'ultime sonate en ré majeur « La Chasse » KV 576 de Mozart, par le sourire radieux de ses temps extrêmes, ou de son adagio plus pastoral, apportera quelque répit à l'auditeur attentif. Mais, c'est aussi – paradoxalement – le seul moment de cet imposant récital où l'attention de l'interprète se relâchera quelque peu, au prix de quelques minimes approximations dans le final.
L'essentiel est ailleurs ! L'augurale fantaisie en ut mineur KV.475 de Mozart donne le ton, roide, altier, voire rebelle, à l'entier concert. On sait le singulier couplage éditorial de l'œuvre avec une des plus irrépressibles sonates de l'époque classique – la K.V 457 de même tonalité, ce soir omise. La dédicace, assez mystérieuse, de Wolfgang à une de ses élèves préférées et amie intime, Therese von Trattner, a ouvert la porte à bien des supputations romanesques quant aux intentions réelles de ces deux sévères ouvrages. Sans jamais tomber dans l'anecdotique, ou le sentimentalisme, Elisabeth Leonskaja, par un éclairage subtil et une sonorité tranchée sans être jamais brutale, envisage l'œuvre plus dans sa descendance romantique et en souligne, sans aucune pesanteur ou pathos, davantage la noirceur des tourments annonciateurs de Beethoven ou Schubert, plutôt que les ruptures plus discursives et rhétoriques Sturm und Drang héritées d'un C.P. E Bach.
En ce sens, la sonate opus 1 d'Alban berg – donnée (comme souvent) avec la partition, mais aussi… (ce qui est plus rare) avec la reprise de l'exposition – partage, sous ces doigts inspirés, avec cette fantaisie mozartienne le même parcours intime et abrupt, cartographie musicale sans concession d'états d'âmes contradictoires explorés dans leurs moindres replis. Elisabeth Leonskaja éclaire ce texte touffu avec une prodigieuse intelligence analytique, par un savant éclairage polyphonique et harmonique et par un idéal étagement des plans sonores, le tout nimbé d'une sonorité fondante. Car jamais, malgré cette grille de lecture très analytique, l'œuvre ne se départit sous ses doigts de son atmosphère languide de serres chaudes ni de son ton crépusculaire très fin-de-siècle.
Mais le somment de ce récital demeure sans conteste, après l'entracte, une interprétation suffocante de beauté, et d'une bouleversante humilité de l'ultime sonate schubertienne, en si bémol majeur D.960. L'œuvre prend ici sous des dehors intimes des allures d'épopée expiatoire, tel un voyage d'hiver sans halte digressive et sans espoir de salut -nimpression inéluctable renforcée à la fois par le quasi enchaînement des quatre mouvements de l'œuvre et par le tempo très retenu du Molto moderato initial, donné derechef avec la reprise et prenant de la sorte des proportions « minérales » quasi brucknériennes.
Par une prodigieuse palette dynamique et coloriste, et un très subtil usage de la pédale, la pianiste déploie des prodiges de sonorités – tant au fil de ce moderato liminaire avec ce fameux trille grave récurrent chaque fois légèrement différent d'intention et de couleur ou ce rebond ductile de la main gauche au gré des pérégrinations du premier thème – qu'au cours d'un impalpable et transcendantal andante sostenuto, immuable dans sa lente progression dramatique.
Même le scherzo allegro vivace con delicatezza est teinté d'une nostalgie automnale surtout en son amer trio central. L'allegro ma non troppo, en guise de rondo final, est d'une amertume presque revêche en ses couplets : la coda ultime n'apporte qu'une délivrance de façade au terme d'un périple sans fin et sans but. Elisabeth Leonskaja apparait, par cette vision très pensée et construite et ce sens de la grande courbe musicale digne héritière de son mentor Sviatoslav Richter, et par son parcours de vie, de sa Géorgie natale -bien qu'originaire d'Odessa-, sa formation moscovite et son installation viennoise depuis près d'un demi-siècle- elle se situe à l'exacte intersection des mondes musicaux germaniques et russes : la plus belle et mature des techniques demeure au seul service du texte et de sa respectueuse mise en valeur pour en atteindre avec probité la substantifique moelle.
Après cet épuisant parcours, Elisabeth Leonskaja propose encore deux bis : tout d'abord, Schubert encore et toujours pour le troisième impromptu (en sol bémol majeur) du recueil opus 90 (D.899), donné tel un Lied ohne Worte très décanté, dans une atmosphère nocturne argentine et recueillie, et pour clore ce mémorable récital, les six petites pièces de l'opus 19 d'Arnold Schoenberg, ces romans sonores tenant en un soupir, où la grande pianiste poétise l'épure (n°1.3.5) parfois avec une touche narquoise d'humour (n°2) ou un sentiment d'incommensurable solitude (n°6, composé au retour des funérailles de Gustav Mahler). Par ces quelques notes raréfiées à la limite du silence, la poétesse parle, et se retire avec sa coutumière discrétion sous les vivats d'un public justement conquis.
Crédits photographiques : Elisabeth Leonskaja © Stephane Dado/OPRL
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Liège. Salle philharmonique. 24-XI-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791): fantaisie en ut mineur K.V. 475. Alban Berg (1885-1935) : sonate pour piano, opus 1 ; Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : sonate pour piano n°18, en ré majeur, K.V. 576. Franz Schubert : sonate pour piano n°21 en si bémol majeur D.960. Elisabeth Leonskaja, piano Steinway.