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Saint-Étienne. Grand Théâtre Massenet. 15-XI-2024. Jules Massenet (1842-1912) : Thaïs, opéra en trois actes sur un livret de Louis Gallet d’après Anatole France. Mise en scène, décors, costumes : Pierre-Emmanuel Rousseau. Lumières : Gilles Gentner. Chorégraphie : Carmine De Amicis. Avec : Ruth Iniesta, soprano (Thaïs) ; Jérôme Boutillier, baryton (Athanäel) ; Léo Vermot-Desroches, ténor (Nicias) ; Guilhem Worms, basse (Palémon) ; Marion Grange, soprano (Crobyle) ; Éléonore Gagey, mezzo-soprano (Myrtale) ; Marie Gauthrot, mezzo-soprano (Albine) ; Louise Pingeot, soprano (La Charmeuse) ; Nicolas Josserand, ténor (Un serviteur) ; Carlo D’Abramo, danseur. Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire (chef de chœur : Laurent Touche) et Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Victorien Vanoosten
Beaucoup plus actuelle qu'on ne l'aurait imaginée au départ, la triste histoire de Thaïs, revisitée par la vision de Pierre-Emmanuel Rousseau et la direction enflammée de Victorien Vanoosten est l'occasion d'un nouveau point sur Massenet.
Toujours dans l'ombre, de Verdi à Wagner, des génies mélodiques de son temps, l'art de Jules Massenet, malgré son indiscutable science orchestrale (entre orientalisme et chromatisme, Thaïs en est un exemple particulièrement parlant) se voit scruté à chaque nouvelle représentation. Si Manon et surtout Werther, sont régulièrement montés, il en va tout autrement des autres titres de son corpus lyrique (plus de vingt opéras, sans compter les titres perdus), dont cette Thaïs, généralement réduite à sa sublime Méditation et à un air (Dis-moi que je suis belle) bien en deçà, pour beaucoup, de la moindre mélodie de Berlioz. L'Opéra de Saint-Étienne, c'est devenu coutumier, concourt à faire vaciller quelques certitudes.
On rapporte qu'en 1890, Anatole France s'était dit « ravi » de l'édulcoration lyrique par Louis Gallet, de Thaïs, son roman anti-clérical de 1890. Le spectateur de 2024 est plus mesuré, qui doit attendre une des dernières phrases de l'opéra pour cesser de soupçonner une œuvre qu'on croirait écrite par Gounod tant la Saint-Sulpicerie s'y caricature elle-même. Thaïs est basée sur l'histoire vraie de Thaïs, courtisane du IVe siècle devenue sainte, mais aussi sur celle d'Athanaël, un homme d'Église mettant autant d'énergie à « exorciser » la soi-disant pécheresse qu'à réfréner les pulsions sexuelles qui agitent son propre corps. Lorsqu'au terme de la dernière scène, dévoré par sa passion pour Thaïs, Athanaël se laisse enfin aller à avouer à sa proie mourante que ses prêches n'ont été que mensonges, on sait que cette phrase terrible donne la clef de l'opéra : aussi illuminés l'un que l'autre, l'un comme l'autre auront tout perdu. Une thématique (le corps et l'esprit) qui, même traitée avec moins de génie que dans Tannhäuser, ne manque pas de résonner dans un XXIe siècle encore tenté par le verbatim religieux d'un au-delà supérieur au terrestre.
La Passion de Thaïs selon Pierre-Emmanuel Rousseau (qui prend ici plus de risques que dans son Barbier de Séville et dans son récent Béatrice et Bénédict) ne se joue pas au IVe siècle après Jésus-Christ, un temps où le christianisme avait triomphé, mais au XIXe, un temps où, tandis que le compositeur naissait à Saint-Étienne, fleurissaient un peu partout des maisons dites closes. La courtisane d'Anatole France ne s'ébat plus à domicile dans un Alexandrie de légende, mais dans un lupanar parisien, fantasmé avec son hémicycle d'étoiles comme une boule à neige, où le rouge flamboie sous l'or et l'anthracite. Aucun ruban ne manque à ces dames armées de bustiers généreux, de gaines pourpres, de porte-jarretelles affriolants, et même de robes à tournure (ou « faux-culs » ou « culs de Paris » …) : tous clichés dont, de l'inconséquent Plaisir en noir et blanc de Max Ophüls à la terrifiante Appolonide en couleurs de Bertrand Bonello, le cinéma a régulièrement rendu compte. C'est là que Thaïs, veillée par un énigmatique danseur mi-homme mi femme (Carlo D'Abramo) reçoit son amant passager Nicias, puis Athanaël qui dissimule sous le frac la bure du rappel à l'ordre. Particulièrement déchirante dans un tel contexte, la fameuse Méditation est le point de bascule, qui voit la très influençable Thaïs, très certainement sous l'emprise de l'âge qui vient, se laisser aller à mutiler longuement son sourire façon Joker, scène qui était déjà le clou du film de Bonello. Autre innovation signifiante : c'est elle et non Athanaël qui mettra le feu au lupanar avant de s'engager sur la voie de « la vraie vie ».
Quelque peu plombée par une direction d'acteurs qui, aussi bien du côté du Mal que du Bien, peine à transcender la caricature (un sens de la fête « bordélique », une frénésie orgiaque en roue libre, un ballet qui, trop lourd pour les épaules du seul danseur, n'a pas grand-chose à dire, la gestique expressionniste d'Athanaël), et plus à l'aise dans le dépouillement (l'incendie du II, le bordel calciné du III, l'orage), la vision ne manque pas de force. D'autant que pour enfoncer le clou de cette funeste passion à deux, Victorien Vanoosten n'y va pas de main morte en terme de décibels, entraînant l'excellente phalange maison dans ce qui nous aura parfaitement semblé convenir à cet opéra au bout du compte haut en couleurs.
Une optique aussi cinémascopique s'avérait d'autant plus plausible face à un trio de chanteurs prêt à en découdre avec le surdimensionnement. À côté de comprimarii bien choisis (les décervelées à souhait Myrtale et Crobyle d'Eléonore Gagey et Marion Grange, la sous-distribuée Marie Gauthrot en Albine, l'impressionnante largeur vocale de Guilhem Worms, la vocalise d'une Charmeuse qu'on aurait imaginée plus colorature), à côté d'un chœur frappant d'assurance, Léo Vermot-Desroches impressionne en Nicias par la puissance vocale assumée d'un rôle ingrat : difficile pour l'interprète, dont la ligne de crête dans l'aigu est vigoureusement sollicitée, frustrant pour le spectateur, le personnage étant carrément persona non grata à l'Acte III. Ruth Iniesta est un merveilleux choix, sa Thaïs jusqu'au-boutiste conservant ses moyens intacts jusqu'au terme de son chemin de croix.
L'opéra aurait dû s'intituler Athanaël, le moine en étant le personnage par qui le mal arrive. Même quand Thaïs a viré de bord, c'est lui qui n'est pas loin d'en faire autant, à en décrypter une ultime et longue vision fantasmée autour du Danseur rescapé des cendres. C'est l'extraordinaire Jérôme Boutillier et la voix glorieuse en terme de projection comme de beauté pure qu'on lui connaît (moins besoin de surtitres que jamais), qui embrasse le sol, s'auto-flagelle, se dénude, bref, comme dans son extraordinaire Voyage d'hiver en solo, joue sa vie dans le rôle effarant de ce prédicateur accro au cilice, dont la folie intégriste, non contente de faire son propre malheur, fait celui de son prochain.
Crédits photographiques : © Opéra de Saint-Etienne-Cyrille Cauvet
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