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Au cœur d'une riche actualité chorégraphique, François Chaignaud revient pour ResMusica sur la genèse de ses dernières pièces et sa passion pour la musique ancienne. Après Petites joueuses dans le Louvre médiéval, il sera sur la scène de Chaillot Théâtre national de la danse avec In absentia, et participera au Chaillot expérience Cabarets.
ResMusica : Comment le projet de Petites joueuses est-il né et qu'est-ce qui vous a plu dans le fait de vous intéresser à la figure du fou sur un plan chorégraphique ?
François Chaignaud : Le projet est une commande du musée du Louvre et du Festival d'automne à Paris. Le principe de la commande renverse la chronologie habituelle du désir pour l'artiste. Il y a eu de nombreuses étapes pour arriver à cette performance : des visites du Louvre pour finalement se fixer sur ce lieu très particulier, cet endroit du Louvre un peu méconnu et pourtant hyper central… Toute la puissance symbolique qu'a le Louvre aujourd'hui repose inconsciemment sur le donjon et cette tour qui a longtemps représenté le pouvoir royal. Par ailleurs, c'est un lieu qui dénote, comme la section des cadres vides, à l'étage, les appartements de Napoléon III où l'on se projette dans l'intimité d'un empereur et ce Louvre médiéval, grande section de quasiment 4000 m² dans laquelle il n'y a pourtant aucune œuvre signée d'un artiste. Ce lieu s'est imposé en me permettant d'être à la fois au Louvre, sans dialoguer en direct avec la sculpture et la peinture. Je me suis senti plus à l'aise et plus invité dans cet endroit-là que d'être confronté à des œuvres.
En parallèle, il y avait l'invitation à créer un écho à l'exposition « Figures du fou », c'est la première fois que le Louvre adresse une commande qui soit reliée à une exposition. Au départ, c'était moins la figure du fou qui m'intéressait que le Moyen-Âge, car j'ai beaucoup travaillé à partir de sources de l'époque médiévale, que j'ai abordé dans le cadre de ma recherche musicale. Il y a pas mal d'œuvres présentées dans l'exposition que j'avais déjà observé, étudié de près et que j'ai enfin pu voir en vrai. Au fur et à mesure du travail et surtout aujourd'hui, je mesure à quel point il y a un dialogue très intime avec l'exposition dans notre performance. Pendant tout le travail, nous avons regardé l'exposition, nous nous sommes beaucoup documentés et nous avons lu « La nef des fous », etc. J'ai prélevé des modes de pensée ou des expressions, mais avec toujours le désir que notre projet ne soit pas juste celui de mettre en mouvement l'exposition, mais que cela parte d'un endroit de travail qui dialogue et interroge l'exposition. Par cette mise à distance, cela nous a permis de trouver une intimité avec l'exposition que nous n'aurions pas trouvé autrement.
RM : Le défi était d'occuper cet espace sinueux, avec des recoins, des caches. Comment avez-vous fait pour occuper l'espace et accompagner le spectateur dans la déambulation ?
FC : Je me suis beaucoup interrogé sur le format, effectivement. Ce n'est pas un théâtre et c'est tout l'intérêt et la difficulté de cette commande. C'était le moment ou jamais, alors que l'on dispose d'une nocturne de quatre heures, de me confronter à la permanence d'une performance, à la manière de vivre et d'occuper un espace et d'inviter le public à regarder la danse un peu comme on regarde une exposition. J'ai mis du temps à élaborer ce scénario. Ensuite, cela reste une très petite production, les contraintes de temps, de disponibilité technique et de budget étaient assez fortes. J'ai travaillé avec chaque groupe quelques jours, parfois dans l'espace, parfois en studio, nous n'avons eu que très peu de jours tous ensemble.
Nous avons du établir un mode de production sur mesure assez contraignant que l'on a traversé avec bonne humeur et un bon esprit, conscients du privilège que nous avions de pouvoir exercer nos arts dans ce contexte-là. Nous avons fait face à un casse-tête : comment répète-on, comment met-on ce projet en œuvre ? Il a fallu beaucoup fantasmer, beaucoup s'organiser et beaucoup faire confiance à chaque groupe de performer à l'intérieur du cadre que j'ai proposé. Chaque groupe a un nom, comme Les fumeuses, un quintette qui chante. Il y a aussi une performeuse qui chante dans le donjon et l'instrumentiste Marie-France Brébant avec laquelle je collabore régulièrement. Même les interprètes avec lesquels j'avais peu travaillé se sont bien mélangés avec ceux avec lesquels je travaille depuis longtemps.
« L'intimité entre chant et danse est encore plus forte dans In absentia que dans tumulus. »
RM : Quel est le lien entre tumulus, que vous avez programmé au Festival d'Avignon en 2022 et In absentia, créé en septembre 2024 à la Fondation Royaumont avec Geoffroy Jourdain ?
FC : Il y a une parenté dans les deux projets, qui ont un rapport à l'espace non conventionnel et un rapport au temps. Pour In absentia, les performeurs jouent deux fois de suite, car la jauge de spectateurs est assez limitée. Il y a l'envie de laisser nos arts être déterminés par le format dans lequel ils sont présentés et d'en prendre les conséquences sur les pratiques elles-mêmes. L'intimité entre chant et danse est encore plus forte dans In absentia que dans tumulus. C'est la même équipe, mais nous avons inventé un nouveau format et un nouveau rapport à l'espace pour créer cette performance où le public est au coeur d'un cercle. Le son, l'image change tout le temps. Pour tumulus, on voyait la richesse de la pratique qui s'était développée et les échanges de compétences entre musiciens et danseurs, et vice-versa, après plus de deux ans d'émulation et de travail. L'image et les enjeux de la représentations semblaient recouvrir l'enjeu plus invisible et pour moi encore plus bouleversant de ce qui se passe à l'échelle d'un humain quand on fait advenir le miracle de la polyphonie, incarnée par des corps qui dansent, qui ont une envie d'une présence facétieuse. In absentia c'est un peu se dégager des enjeux de la frontalité de la représentation pour plonger le spectateur au cœur même du processus de la fabrication.
RM : A l'occasion de la présentation à Chaillot d'In absentia, un Chaillot expérience est proposé le week-end du 22 et 23 novembre. Pouvez-vous nous en dire plus ?
FC : Autour de la programmation d'In absentia, Chaillot a construit avec ma complicité un Chaillot expérience autour du corps et de la voix, ou de la danse et du chant, qu'ils ont appelé Cabarets, qui n'est pas le mot le plus adéquat pour décrire les mille options esthétiques proposées par la constellation d'artistes qui y participent. Ce Chaillot expérience inclus des gens qui font du cabaret, de la musique ancienne, des performers, des artistes qui sous différents formats conjuguent la danse et le chant sous un même corps. Le cabaret est un genre très identifié, très médiatisé actuellement, mais il ne représente qu'une partie de la proposition. Au musée du Louvre, j'ai tout composé, de l'entrée à la sortie. A Chaillot, je suis souverain pour In absentia mais le reste est vraiment une opération de Chaillot. Certes il y aura du très beau cabaret, mais il y a aura aussi de la musique ancienne, du beat box, des artistes qui ne viennent pas du tout du cabaret…
« J'ai réalisé que je ne voulais pas passer ma vie à danser derrière les chanteurs avec un corps muet. »
RM : A quel moment est né votre intérêt pour la musique ancienne ?
FC : Cela fait très longtemps. J'ai un souvenir marquant, lors de ma dernière année d'études de danseur au Conservatoire de Paris, lors d'un projet commun avec les élèves chanteurs lyriques autour de The Fairy Queen de Purcell. Les chanteurs jouaient les rôles et je me souviens de cette émotion. J'ai réalisé que je ne voulais pas passer ma vie à danser derrière les chanteurs avec un corps muet. Les chanteurs utilisent tout autant leur corps que moi, mais en plus ils articulent des mots, produisent des sons, incarnent des personnages. J'ai eu la sensation que la danse était un art très puissant, mais qu'il me semblait intéressant de l'associer à un autre médium qui permette d'accéder à un langage articulé et surtout d'accéder à un corpus de référence. L'histoire de la danse est très lacunaire, l'histoire de la musique l'est beaucoup moins. Le fait que l'on puisse articuler des mots, une langue, d'emblée la musique permet de charrier un imaginaire, un paysage, une époque, une culture. Il est plus difficile d'avoir cette puissance évocatrice uniquement avec la danse.
Assez vite, j'ai voulu chanter, je l'ai fait d'abord de manière autodidacte. Plus très vite, j'ai considéré que la musique était une pratique physique, du corps (des tubes, des organes, des fluides). Le répertoire de musique ancienne est une matière hyper sensuelle qui permet de revisiter de manière presque chamanique ce qui s'est passé dans les glottes, les gorges de nos camarades des siècles passés, avec beaucoup plus d'acuité que nous le permettent les quelques archives sur la danse. Il y a eu aussi un peu cette curiosité historique avec une sensibilité de danseur qui s'est intéressée aux partitions, qui permettait aussi d'accéder à des corps.
RM : Vous vous êtes aussi intéressé à l'œuvre de Hildegard von Bingen. Où en est ce projet ?
FM : Nous avons créé en 2019 avec Marie-Pierre Brébant un spectacle sur les trois-quarts du manuscrit de Hildegard von Bingen. Une performance assez longue que nous allons reprendre à Paris à l'automne 2025 à Paris. Ce travail a représenté un processus très important pour moi, notamment pour la performance elle-même, mais au-delà. C'est comme si cela m'avait construit des fondations dans mon corps, dans mon imaginaire et dans mon pouvoir. Une telle fréquentation d'une musique si ancienne et tellement fascinante, car elle capte la mémoire du chant grégorien, mais il y a déjà les portés et un rapport spéculatif à la composition, est devenu une grande fondation pour ma sensibilité artistique en général.
RM : Vous avez indiqué avoir démarré l'étude de la musique ancienne comme autodidacte. De quelle manière vous êtes-vous perfectionné ?
FC : Sur la musique ancienne, je chéris le fait que je reste non spécialiste et danseur. J'admire et je respecte infiniment les chercheurs et les musiciens spécialistes de la musique ancienne. Néanmoins, j'ai beaucoup progressé par la pratique et sur les questions théoriques. Je me suis formé au centre de musique médiévale de Paris sur les rudiments de la lecture des neumes et sur Hildegarde von Bingen et le chant Grégorien. Marie-Pierre Brébant et moi avons voulu faire un projet comme des randonneurs ou des aventuriers et ne pas se mettre sous la tutelle d'un spécialiste. Nous l'avons fait aussi avec notre candeur et notre naïveté, pour emmener ce projet à l'endroit de la danse, de la performance. C'était important d'avoir ce regard à la fois consciencieux, précis mais aussi un peu libre. C'est aussi souvent par des collaborations que je suis exposé à tel ou tel répertoire ou musique.
RM : C'est aussi cette distance qui permet de faire advenir l'émotion…
FC : Il y a moins de révérence. Je suis respectueux, mais il ne s'agit pas de plonger dans les archives pour devenir révérencieux. C'est important d'avoir un lecture rigoureuse, informée, documentée mais d'avoir aussi un regard un libre pour ne pas transformer le passé chrétien en chape de plomb qui obstrue l'avenir. Ce regard fait de ces archives un moyen de nous donner de la puissance, de la ressource. Il est important de s'autoriser à regarder des partitions en comprenant leurs enjeux, y compris liturgiques, mais aussi comme des manières de voir le monde, qui ont aujourd'hui disparues. On voit très bien dans l'exposition « Figures du fou » à quel point des cosmogonies entières qui passionnaient l'Europe, la France au XIVème et au XVème siècle ont en effet disparu en très peu de temps. C'est intéressant de fréquenter les archives pour voir une l'on peut trouver là des empuissancements et même des encouragements à résister et à ne pas se décourager.
« La danse est un langage très contemporain car on voit le geste en train de se faire. »
RM : L'art contemporain est présent dans votre parcours, des projets avec Cecilia Bengolea aux propositions plus récentes. Quel est votre positionnement par rapport à l'art contemporain ?
FC : Je me sens contemporain de mes camarades, de mes collègues. Que ce soit sur un plateau de danse, ou dans un musée ou dans un lieu de friche artistique ou industriel, je me sens très inspiré. Je m'intéresse beaucoup aux archives et aux sources historiques, mais ce n'est pas au détriment des productions d'aujourd'hui. La danse est un langage très contemporain car on voit le geste en train de se faire. Néanmoins, dans mon travail, je me suis inspiré de beaucoup de sensibilités qui font de la danse un art plus médiumnique, plus chamanique. J'essaie d'articuler les deux.
J'aime les maquillages pour ce qu'ils permettent de transformer et dans ce qu'ils montrent du temps réel, car ils se dégradent pendant la performance. Les adjuvants autour du corps (costumes, accessoires, maquillage) m'intéressent parce qu'ils permettent d'intensifier la perception du temps présent. Ils m'intéressent aussi par ce qu'ils augmentent ou transforment sur le corps. Cela permet de rendre plus intense cet enjeu de temps réel et fait dialoguer ensemble l'intention de produire une image et le réel qui fait que vivre fatigue, vivre fait transpirer, vivre fait suer. Il y a une dichotomie entre le désir de représenter quelque chose et l'effort que l'on met à vouloir la représenter. C'est cet écart qui pour moi est l'endroit paradoxal de la danse.