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Agnès Jaoui et L’Uomo Femina : le sceptre et la quenouille

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Dijon. Auditorium. 8-XI-2024. Baldassare Galuppi (1706-1785) : L’Uomo Femina, opéra en trois actes sur un livret de Pietro Chiari. Mise en scène : Agnès Jaoui. Scénographie : Alban Ho Van. Costumes : Pierre-Jean Larroque. Lumières : Dominique Bruguière. Avec : Eva Zaïcik, mezzo-soprano (Cretidea) ; Lucile Richardot, mezzo-soprano (Ramira) ; Victoire Bunel, mezzo-soprano (Cassandra) ; Victor Sicard, baryton (Roberto) ; François Rougier, ténor (Giannino) ; Anas Séguin, baryton (Gelsomino). Le Poème Harmonique, direction : Vincent Dumestre.

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Même si l'on attendait plus d'audace de la part d', l'opéra de Galuppi ressuscité par est une très belle découverte.

plus célèbre en son temps que son aîné Antonio Vivaldi ? Voilà qui, plus de deux siècles après, en un temps où personne n'est en mesure de citer un seul des opéras du Buranello (le compositeur naquit sur la fameuse île vénitienne), ne manque pas d'intriguer, et, dans la foulée, de générer la plus vive impatience de découvrir cet Uomo Femina que Dijon monte avant Versailles et Caen.

L'Uomo Femina, opéra d'un catalogue qui en contient plus de cent (serie et buffe), étonne à plus d'un titre. Musicalement d'abord : non content de s'émanciper du pesant cahier de doléances de l'aria da capo alors en vigueur avec des airs généralement brefs, L'Uomo Femina préfigure aussi le finale mozartien avec des fins d'actes collectives à la vigueur assez communicative. Mais c'est assurément avec son audacieux livret que cet opéra créé à Venise en 1762, et dont le manuscrit a été retrouvé en 2006, semble intriguer, en 2024, toutes les générations accourues dans l'Auditorium dijonnais.

En un temps lointain où le patriarcat faisait loi, le prêtre-librettiste Pietro Chiari, alors rival de Goldoni, prophétisait déjà dans le droit fil des Lumières: « Le XVIIIᵉsiècle sera suivi du siècle qui verra les droits des femmes non plus bafoués, mais les femmes seront reconnues les compagnes et les égales des hommes et non plus leurs esclaves. » Dans l'attente de l'avènement d'une utopie que notre XXIᵉ ahane encore à entériner, voulant « plaire mais aussi instruire », Chiari écrit un livret autrement passionnant que n'importe lequel de ceux des opéras de Vivaldi. Il imagine un nouveau monde dans lequel il inverse les codes. Sur une île, les femmes règnent en maîtresses, imposant à des hommes-objets les canons de la supposée séduction féminine : poitrine affriolante, chaussures à talons, robes contraignant la démarche, coiffures, maquillages… Elles se battent tandis qu'ils parlent chiffons. Elles ont le droit d'avoir plusieurs amants mais pas eux. Tout pourrait aller pour le mieux dans ce meilleur des matriarcats, si n'abordaient sur les rivages de cet éden pour toutes, deux naufragés (Roberto et Giannino) tout droit propulsés du vieux monde. On imagine aisément les chassés-croisés en tous genres qui vont nourrir le suspense affectif des trois actes de cet opéra de deux heures : la jalousie de Gelsomino, ex-favori féminisé délaissé au profit de ces étrangers dont la virilité brute magnétise bien évidemment le cœur de la reine Cretidea, comme celui de ses deux confidentes : Ramira et Cassandra.

Actrice adulée, dialoguiste acérée (avec la complicité du tant regretté Jean-Pierre Bacri), réalisatrice, écrivaine, et même chanteuse, , à ce jour metteuse en scène d'une unique Tosca de plein air, semblait la personne idéale pour mettre en images cet Uomo Femina nouveau, l'à-propos de ses prises de position sur la parité dans le cinéma n'ayant fait que renforcer cet espoir. Peut-être à l'instar de Pietro Chiari dont la plus qu'énigmatique conclusion semble marquer le pas sur l'audace de son sujet, étonne : plutôt qu'une transposition tentante vers notre XXIᵉ siècle, elle fait le choix du classicisme. Le début est très beau : après que le cadre de scène, au moyen de rideaux actionnés verticalement et horizontalement, a fait fait tomber ses différentes peaux, apparaît le décor d'Alban Ho Van, une sorte de palais des mille et une nuit fantasmé avec harem (masculin) à jardin, au sein d'une végétation stylisée sous des ciels changeants. Sous les auspices du tableau de François Lemoyne Hercule soumis par Omphale, caressé par les lumières chaudes de Dominique Bruguière, griffé des magnifiques costumes que Pierre-Jean Laroque a conçus pour le trio féminin, le spectacle, arrimé au déroulé narratif de son livret, ne se déparera de cette élégance sans histoire. L'on aurait volontiers été preneur de quelques images et idées fortes, voire d'une direction d'acteurs plus chorégraphiée, ce qu'avait laissé un moment espérer les premières apparitions humaines au fond du tableau de Lemoyne, ou encore la scène des palpitations de Gelsomino moquées en rythme par les éventails de son coiffeur et de sa maquilleuse. On regrette aussi que l'érotisme du sujet n'a pas inspiré à Agnès Jaoui d'autres scènes que celle, bien épisodique, d'un homme au bain torse nu dans la fontaine d'un harem lui aussi sous-utilisé.

L'équipe vocale est des plus brillantes. Côté féminin les mezzos font la loi : (dont la ressemblance avec Agnès Jaoui est assez troublante) est une Cretidea extrêmement musicienne. Léonine chevelure à la Julien Doré et étoffes gracieuses galvanisent la Cassandra de , laquelle porte haut sous la menace des éclairs, la véhémence de son premier air. Retrouvailles avec les abysses de , elle aussi juvénilement vêtue : une évidence en Ramira. Le bronze puissant d' préserve des clichés le très efféminé Gelsomino. Moins gâté par son costume féminin (jupette plissée, bottes dorées, minuscule sac à main et nœud papillon tentant de dompter une coiffure hirsute), garde sa belle ligne de ténor. Pas mieux loti que son compagnon d'infortune, le Roberto de aurait dû se laisser convaincre par les femmes de garder l'ample tunique féminine dont elles le vêtent, le costume masculin auquel il préfère revenir ne mettant vraiment pas le chanteur en valeur, ce qui n'est pas sans nuire à la vraisemblance d'un personnage autour duquel toutes les femmes sont censées tourner. La voix, que l'on avait découverte dans Le Palais enchanté, reste malgré tout superbe.

Après Le Couronnement de Poppée, après Armide, fait une fois encore merveille dans le vaste Auditorium dijonnais. Deux hautbois deux cors, deux théorbes dans son Poème Harmonique mais aussi une mandoline dont la séduction solaire apporte beaucoup à la mélancolie des deux longs airs que Galuppi a destinés à Roberto. L'œuvre est délicieuse. Des numéros glanés dans d'autres opéras de Galuppi sont venus à la rescousse de trois airs perdus. Le finale, perdu lui aussi, provient du premier mouvement d'un Concerto pour clavecin en do mineur du compositeur. Totalement addictif (repris aux saluts), il donne beaucoup d'élan à l'énigmatique conclusion de Chiari : « Entre les jupons et les pantalons, il faut mettre un peu de distance … Que cesse l'usage dépravé de changer les hommes en femmes… Qui a de l'entendement et du bon sens comprendra sans peine ce que l'auteur a voulu dire. » Curieuse fin. Comme une échappatoire. Chiari aurait-il été empêché d'aller au bout de son sujet ? En attendant, Cretidea, raide dingue de Roberto, se voit contrainte, après avoir tenté de refiler la quenouille à son nouvel amant, de lui donner plutôt le sceptre. Retour à la case départ ? Agnès Jaoui ne tranche alors pas vraiment, se contentant d'un phallique brandissement général à la rampe qui semble augurer d'interminables combats à venir.

Crédits photographiques : © Mirco Magliocca

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Dijon. Auditorium. 8-XI-2024. Baldassare Galuppi (1706-1785) : L’Uomo Femina, opéra en trois actes sur un livret de Pietro Chiari. Mise en scène : Agnès Jaoui. Scénographie : Alban Ho Van. Costumes : Pierre-Jean Larroque. Lumières : Dominique Bruguière. Avec : Eva Zaïcik, mezzo-soprano (Cretidea) ; Lucile Richardot, mezzo-soprano (Ramira) ; Victoire Bunel, mezzo-soprano (Cassandra) ; Victor Sicard, baryton (Roberto) ; François Rougier, ténor (Giannino) ; Anas Séguin, baryton (Gelsomino). Le Poème Harmonique, direction : Vincent Dumestre.

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