Les symphonies de Brahms selon Nézet-Séguin : un éparpillement sonore façon puzzle
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Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonies n°1 à 4. Orchestre de chambre d’Europe, direction : Yannick Nézet-Séguin.
3 CD Deutsche Grammophon. Enregistrés au Festspielhaus de Baden-Baden entre juillet 2022 et juillet 2023. Notice de présentation en anglais et allemand. Durée totale : 2h45
Dans le domaine de la relecture allégée du postromantisme, avatar finalement assez lassant du “baroquisme” égaré, tout a été essayé. Yannick Nézet-Séguin prolonge toutefois l'expérience avec l'Orchestre de chambre d'Europe, la même phalange que celle dirigée par Berglund. Après les cycles Schumann, Mendelssohn et Beethoven de ces interprètes, celui consacré aux symphonies de Brahms est oubliable.
Créer de la vitalité s'apparente à un art. En témoignent Toscanini, Cantelli, Abendroth, Bernstein, Gielen, Kertesz, Steinberg, Munch, pour ne citer que quelques illustres disparus qui n'ont pas attendus les recherches « historiquement informées » pour offrir des lectures brahmsiennes d'un dynamisme ébouriffant. Il n'était pas alors question de réduction d'effectifs, de « ohne Vibrato », d'accents et de phrasés revisités, de cordes en boyaux… Bref, il arrive aujourd'hui que le dégraissage se confonde avec l'anorexie. Cela se complique lorsque le chef d'orchestre souhaite restituer toute la puissance et l'impact, la complexité si remarquable de la polyphonie des quatre symphonies en assumant des choix en contradiction avec l'objectif final : obtenir la pâte sonore de 80 musiciens en se privant d'une trentaine de pupitres est un défi impossible à relever. Comme en ont temoigné la démarche de Roger Norrington – le pire – et les expériences tantôt ratés, tantôt instructives de John Eliot Gardiner, Charles Mackerras, Thomas Dausgaard, Adam Fischer, Paavo Järvi, Paavo Berglund…
Avec Nézet-Seguin c'est l'esprit de la sérénade qui traverse la Symphonie n° 1, mais une sérénade prise dans un tempo d'une rapidité ahurissante, sans force et sans projection jusque dans les timbales bloquées à la même dynamique. Le soufflé retombe, inévitablement, et pour compenser la perte de substance, le chef occupe l'effervescence rythmique en multipliant les digressions d'accents. S'ajoutent des résonances parasites (battue du pied ?), des fins de phrases cassées dans les premiers violons, une dureté qui ne cesse de croître. Sans vibrato, l'Andante sostenuto s'étouffe, les contrechants rapiécés sont surlignés pour maintenir une apparence de densité polyphonique. Le finale aux dynamiques extrêmes sombre dans les excès. Ce n'est plus une symphonie, mais une ouverture d'opéra comique ! A chaque phrase ses petits drames teintés de quelques joliesses, comme ces cors qui, dans le lointain, distraient. Bref, une symphonie en kit.
Au début de la Symphonie n° 2, les thèmes et idées secondaires circulent sans lien, dans une fausse simplicité qui n'a rien de naturel. En effet, tout est calculé pour maintenir la balance et accéder aux climax, aux passages les plus dynamiques, ceux qui justifient l'exercice. Tel thème hurle ainsi comme un hymne pour impressionner l'auditoire. Contraints de donner le maximum de son, les premiers violons deviennent agressifs, les vents superposent leurs timbres sans qu'ils fusionnent et quand cela se produit, les couleurs rappellent davantage celles d'un kiosque à musique que d'une phalange symphonique. Le Poco allegretto qui fait office de scherzo est charmant, ländler pastoral au caractère beethovénien un brin survitaminé. Le finale est d'une écoute épuisante. Non pas tant par la rapidité – il y des tempi bien plus véloces dans la discographie – mais par sa raideur, son caractère absolument rectiligne et monochrome.
Cela ne s'arrange pas avec la Symphonie n° 3 dont la majesté olympienne des premières mesures s'ouvre par un cri d'accouchement des cuivres et des contrechants révélés aux forceps. Les idées musicales sont littéralement brassées dans un mouvement continuellement bondissant et crispé. Comment l'Andante, cette contemplation a priori si sereine, peut-elle paraître si pesante avec un effectif de cordes restreint ? Mystère. Le célèbre Poco Allegretto est plus probant car la qualité des pupitres est au rendez-vous, mais il manque de la consistance, un souffle qui soit porté par la masse sans relief des cordes. L'effet de yoyo se reproduit dans le finale, chaque intention étant prévue pour créer le maximum d'explosions d'énergie.
Au début de la Symphonie n° 4, la construction est fort bien menée, l'orchestration colorée, la tenue rythmique franche, mais un peu “verte”. L'heureux rubato que l'on n'attendait pas compense des fins de phrases abruptes. Les duretés précédemment énoncées se reproduisent au fil du mouvement qui perd une grande partie de la souplesse de l'écriture. A noter l'impeccable solo de cor dans l'Andante moderato. Lorsque l'espace sonore devient plus chambriste, l'orchestre multiplie les réminiscences dvorakiennes, si justes dans cette Symphonie en mi mineur. Le scherzo (allegro giocoso) est d'une tenue toute beethovénienne, robuste et pétaradant. Tout reste en surface, brillant avec des timbales butées, des coups de hache aux cordes et des vents qui montrent une virtuosité sportive. La performance se poursuit avec les variations qui composent le finale. Dans la même phrase, la dynamique explose et le son disparaît aussitôt dès que la matière perd en consistance. Admirons l'engagement physique des cordes et tout autant, les soli de la petite harmonie. Cette Symphonie est finalement la plus réussie des quatre. C'est un peu mince et nous donne surtout envie de réentendre dans ce dernier opus, Bernard Haitink et le Symphonique de Boston…
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Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonies n°1 à 4. Orchestre de chambre d’Europe, direction : Yannick Nézet-Séguin.
3 CD Deutsche Grammophon. Enregistrés au Festspielhaus de Baden-Baden entre juillet 2022 et juillet 2023. Notice de présentation en anglais et allemand. Durée totale : 2h45