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Le Lac des cygnes. Filmé pour IMAX. D’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Musique de Tchaïkovsky, Chorégraphie de Rudolf Noureev. Décors d’Ezio Frigerio. Costumes de Franca Squarciapinoé. Avec : Odile/Odette : Sae Eun Park ; Siegfried : Paul Marque ; Rothbart : Pablo Legasa. Corps de ballet de l’Opéra national de Paris. Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Vello Pähn. Réalisation : Isabelle Julien. Durée : 2h20
Le Lac des Cygnes de Rudolf Noureev, filmé en IMAX à l’Opéra Bastille est projeté ce week-end dans 2000 cinémas du monde entier. Un évènement salutaire mais qui ne saurait cacher les faiblesses de cette captation.
« Et Noureev, s’il devait filmer son Lac des Cygnes, comment aurait-il fait ? » Cette question, tout réalisateur mandaté pour filmer son ballet devrait se la poser. Et y chercher des réponses, en enquêtant pour en savoir plus. En lisant, en visionnant ses goûts cinématographiques, en interrogeant ceux qui on crée ce ballet, en regardant aussi et surtout, comment Rudolf Noureev avait su devenir un très grand réalisateur de films de ballet. Il eut fallu regarder notamment ce chef d’œuvre de cinéma qu’est son Don Quichotte, filmé en 1972 avec l’Australian Ballet. Chef d’œuvre de montage étonnant, de diversité des plans, de prouesse technique pour l’époque, et d’investissement théâtral de tous les artistes du plateau que le chorégraphe allait dénicher avec sa caméra, depuis les rôles titres jusqu’aux simples figurants. Lesquels comptaient énormément pour Noureev. « Le corps de ballet, c’est le corps DU ballet » aimait-il à dire.
Ce patient (mais passionnant) travail de réflexions en amont aurait sans doute évité à la réalisatrice Isabelle Julien d’être passée à côté de son sujet, en filmant pour l’Opéra de Paris ce Lac des Cygnes version IMAX. Une captation exclusivement pour le cinéma et uniquement diffusée le dimanche 10 novembre à 16h, avec des avant-premières en salles IMAX du 8 au 12 novembre. Diffusion somme toute très restreinte (ce qui risque de créer beaucoup de frustration dans le public), comme pour magnifier ce tournage, présenté comme le tout premier ballet au monde filmé en IMAX.
Le résultat s’avère décevant, au regard du caractère exceptionnel de l’évènement, qui aurait pu donner lieu à l’utilisation de nouvelles technologies, comme des drones ou de la 3D ou, surtout, en filmant ce ballet en studio, ce qui aurait permis une mise en images beaucoup plus riche. La Giselle de l’American Ballet Theatre tournée en studio en 1969 avec Erik Bruhn et Carla Fracci étant un modèle du genre. Mais il faut se souvenir aussi que Cédric Klapisch avait magnifiquement filmé Aurélie Dupont sur scène dans son documentaire, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant, preuve que cela n’est donc pas impossible à faire. Les moyens techniques, pourtant, semblent avoir été au rendez-vous, avec quatre soirs de captations à l’Opéra Bastille en juin dernier, dont deux sans public, afin d’installer des caméras sur scène. Mais le confort d’un tournage en salle ne fait pas forcément sa qualité, ni son originalité. Les tournages sans aucun filet de protection des ballets diffusés en direct du Bolchoï et assurés par le même Pathé Live pendant des années sont là pour le prouver : on peut faire des merveilles en un seul soir.
Ici, la merveille tient principalement à la qualité du son et de l’image IMAX, donnant même à voir et ressentir les textures des costumes merveilleux de Franca Squarciapino.
Reste que dans le cas de ce Lac des cygnes filmé à l’Opéra Bastille en juin 2024, on a pêché par excès d’ambition. Le parti pris, déjà, interroge. Pathé Live, le producteur, tient à nous présenter ce travail comme un « film » quand il s’agit bien d’une captation scénique. Avec une perspective exclusivement frontale. Avec également tous les artifices de la scène, qui incluent de danser de face, de se limiter à l’unité de lieu du plateau, de quitter la scène vers les coulisses, de recueillir aussi les applaudissements à la fin des variations…
Or, il a été décidé, toujours dans l’idée que l’on est dans un film, de retirer les applaudissements, ce qui devient pour le moins curieux. De retirer aussi, parfois, (mais pas toujours) le bruit des chaussons, ce qui accroit l’étrangeté des images et la déshumanisation des danseurs (on aurait aimé aussi, par exemple, entendre le froissement des ailes et de la cape de Rothbart). On ne verra aussi jamais l’orchestre, pourtant bien existant dans la fosse et dont la présence filmée donne toujours aux spectateurs de cinéma la délicieuse impression d’être dans la salle de spectacle. Enfin, on s’interdit les cartels de présentation des actes comme cela se fait pour les diffusions du Bolchoï, ce qui n’est pourtant pas inutile, car tout le monde ne connait pas l’argument du Lac des Cygnes.
Mais il y a plus embêtant : c’est le choix des plans. Isabelle Julien filme la plupart du temps au niveau du nombril des danseurs, ce qui gomme toute sensation d’élévation des danseurs dans leurs sauts. C’est problématique. La réalisatrice reste aussi beaucoup de face et recourt très peu à des plans larges et en hauteur, et c’est bien dommage. Car Noureev disait toujours qu’il fallait voir ses ballets d’en haut (et on le verra, le film est sauvé par son dernier acte) afin d’y apprécier les lignes. Le chorégraphe avait raison : à l’Opéra Bastille, les meilleures places pour apprécier un ballet de Noureev sont… au bout du deuxième balcon !
Filmer en hauteur ou en plan très large est d’autant plus précieux au 1er acte de son Lac des cygnes, que la chorégraphie, on le sait, est très complexe. La première valse, vue de l’orchestre, a toujours pu sembler touffue, désorganisée, excessive dans ses enchainements de pas comme dans les déplacements permanents des danseurs sur le plateau. Mais si on la voit d’en haut, alors, les lignes apparaissent, la géométrie de l’espace semble contrôlée, les rangs, les cercles, les diagonales apparaissent peu à peu. Or ici, les caméras, au lieu de canaliser le débit des gestes en portant un regard plus lointain et dans l’apaisement des lignes, captent les flots de mouvements d’ensemble dans une frénésie qui devient démultipliée et vite fatigante pour le spectateur qui, de plus, est assis en salle IMAX, face à un écran gigantesque devenant oppressant (on conseille aux spectateurs de ne pas se placer dans les premiers rangs…). La même problématique se retrouve dans la fameuse polonaise des garçons, qui ne mobilise pourtant que seize danseurs. Mais là encore, les plans au ras du plateau ne permettent plus de voir la rigueur de constructions. Là où le regard de la caméra pouvait atténuer la boulimie chorégraphique de Noureev, il part au contraire à sa poursuite, et finit par l’aggraver.
De même, le fait de filmer très rarement en gros plan les artistes du corps de ballet, voire même les figurants, ôte toute dramaturgie humaine à l’histoire. Or, derrière le drame du Prince Siegfried et d’Odette-Odile, il y a – ô combien ! – tout un univers social, toute une Cour dont les codes oppressent le prince, l’incitant ainsi à se réfugier dans le monde irréel des cygnes. Sans cette Cour, sans ces regards et ce poids social amplifié par le nombre de danseurs-courtisans qui l’entourent, voire l’encerclent, il n’y a plus de solitude recherchée, ni de drame. Bref, il n’y a plus d’histoire.
L’autre problème de cette captation, c’est aussi l’absence de ré-écriture théâtrale. Comment rendre crédible ce drame si, face à des caméras du XXIᵉ siècle, on reste dans les codes du théâtre du XIXème siècle ? Si l’on veut filmer un drame en gros plan, alors il faut que les protagonistes incarnent leur personnage dans une perspective très naturaliste, tels des acteurs de cinéma. Et non dans des sourires figés ou des effrois artificiels. Il y avait à faire ici, sans doute avec un comédien, tout un travail de déconstruction et de ré-appropriation des rôles qui aurait été passionnant à mener pour les interprètes. Et très précieux pour eux, par la suite.
Ce film pose d’ailleurs une sacrée question concernant les productions de ballet. Un opéra se monte toujours avec un chef de chœur mais aussi avec un metteur en scène. Un texte de théâtre prend également vie grâce à un metteur en scène. Mais pourquoi un ballet dont le chorégraphe est décédé n’est-il jamais remonté avec un metteur en scène ? Doté d’un poste différent du répétiteur ? Mais qui saurait donner d’un ballet classique forcément ancien une vision respectueuse mais renouvelée et surtout enrichie théâtralement ? Et précieusement réadaptée pour toute version filmée ? Noureev aurait très certainement apprécié l’idée, lui qui disait en riant que « Stanislavski a été (mon) grand professeur! »
Venons-en aux interprètes, justement. La danseuse étoile Sae-Eun Park a toujours eu cette poésie naturelle qui fait d’elle un très grande cygne blanc. Avançant avec modestie dans sa première arrivée, dansant la crainte de cette rencontre impromptue avec le prince de manière très subtile mais très claire, aussi. Il y a chez elle une dimension intérieure très bien utilisée ici, et conforme au rôle. Mais il manque dans son cygne noir la félonie perverse d’Odile. Quant au prince Siegfried, personnage bien humain interprété par le danseur étoile Paul Marque, il pâtit de toute cette inadéquation du passage de la scène au cinéma. En n’ayant pas pu (ou eu le temps de) retravailler différemment la gestuelle et le jeu émotionnel, il laisse les traces d’un prince désuet et non incarné. C’est rageant car Paul Marque a une belle technique… En revanche, le premier danseur Pablo Legasa sauve magnifiquement la mise en proposant un Rothbart très troublant, énigmatique au premier acte, pervers au troisième acte et manipulateur au quatrième. Il est vrai que ce personnage totalement réinventé par Noureev porte la marque d’un héros éminemment moderne.
Et quid des actes blancs, symbole absolu du Lac des cygnes ? Les lumières de cette production n’ont jamais permis d’avoir des cygnes évoluant dans un univers onirique. Noureev, qui n’avait jamais le temps de finir ses ballets, arrivait aux premières avec des lumières inachevées qui n’ont guère été retravaillées. Ce film aurait pu en être l’occasion. Qu’à cela ne tienne, les 32 filles cygnes sont comme toujours à l’Opéra de Paris très bien rodées au principe de l’unisson. Mais là encore, on aurait aimé que les caméras nous emmènent au septième ciel. Ce n’est pas vraiment le cas au deuxième acte.
Mais soudain, le 4ème acte, pourtant dramaturgiquement fatal, se met à vivre magnifiquement grâce à un usage récurrent de caméras situées dans les cintres. C’est là qu’arrive enfin ce cadeau que l’on ne peut jamais admirer de la salle : voir les cygnes à leur exacte verticale, se mouvant ensemble, d’une manière si chorale et poétique, et dans une suite d’éclosions quasi florales. On découvre alors que Noureev avait orchestré ce 4ème acte à l’exacte manière des comédies musicales de Busby Burkley, avec ses danses d’ensembles kaléidoscopiques, étourdissantes et enivrantes. Dans son ultime 4ème acte, cette captation filmée peut alors concrétiser à la perfection ce mariage de passions que Noureev avait toujours rêvé de faire : celui du ballet et du cinéma.
Crédits photographiques © Natalia Voronova
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Le Lac des cygnes. Filmé pour IMAX. D’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Musique de Tchaïkovsky, Chorégraphie de Rudolf Noureev. Décors d’Ezio Frigerio. Costumes de Franca Squarciapinoé. Avec : Odile/Odette : Sae Eun Park ; Siegfried : Paul Marque ; Rothbart : Pablo Legasa. Corps de ballet de l’Opéra national de Paris. Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Vello Pähn. Réalisation : Isabelle Julien. Durée : 2h20